Evolution de la simulation logiciste : 1984-1994

Tout d’abord, pendant les années 1980, les L-systèmes restent encore massivement un objet de préoccupation pour informaticiens, mathématiciens et linguistes, cela à la suite d’une appropriation dont nous avons rapporté plus haut les principaux enjeux. Toutefois, de 1976 à 1984, nous avions vu Pauline Hogeweg puis Alvy Ray Smith s’affronter, de manière assez isolée il est vrai, à la difficulté de plonger une grammaire formelle dans un espace géométrique. Le but clair était déjà de rendre le modèle logiciste susceptible de se prêter à terme à des validations quantitatives au regard de mesures de terrain. En fait, dans les années 1980, les L-systèmes restent encore massivement un outil pour des préoccupations théoriques. Cependant, les fractales, cette sorte de mathématiques du concret, font, on l’a dit, forte impression dans les milieux de l’informatique graphique alors en plein essor. Mais la solution des graftals de Smith qui, pourtant, les assouplit, paraît encore bien rigide. Cette solution ne sera d’ailleurs pas véritablement reprise. Une autre approche va être plus féconde.

De son côté en effet, à partir de 1971, un professeur d’informatique de la University of Western Ontario, Andrew l. Szilard, s’était intéressé plus particulièrement aux L-systèmes. En 1979, lorsque les fractales commencent à être populaires, c’est dans la revue de son université qu’il publie avec son élève R. E. Quinton un article dans lequel il montre que les L-systèmes peuvent engendrer des courbes fractales. Le formalisme logiciste des L-systèmes s’avérait donc au moins aussi souple si ce n’est plus que l’approche mathématique habituelle de Mandelbrot. L’idée consistait à introduire parmi les axiomes du L-système des règles de rotation sur le plan en plus des règles classiques de réécriture de symboles. Il apparaissait donc que les L-systèmes ne nécessitaient plus une interprétation géométrique surajoutée ; ils généraient eux-même un dessin géométrique sur le plan, bien que ce dessin restât encore discrétisé et assez peu souple formellement.

C’est en 1985 que cet article, à la publication confidentielle, retient l’attention d’un professeur en informatique et infographie de l’Université de Régina, Przemyslaw Prusinkiewicz. Ce dernier a un parcours hors du commun. Il est polonais d’origine. Il avait fait des études d’informatique à l’Université Technique de Varsovie entre 1970 et 1979 avant de devenir professeur à l’Université de Science et Technologie d’Alger de 1979 à 1982. Sa spécialité initiale touchait les problèmes de tolérance aux erreurs dans les calculs numériques. C’est d’Alger qu’il eut l’opportunité de rejoindre ensuite l’Université de Régina. Disposant du matériel adéquat (des stations Silicon Graphics), Prusinkiewicz y faisait évoluer son travail vers l’informatique graphique. Et c’est enfin par ce biais qu’il a d’abord vent des travaux effectués auparavant par les élèves et collègues de Seymour Papert au Laboratoire d’Intelligence Artificielle du MIT. Prusinkiewicz en suivra les idées. Rappelons-en ici brièvement l’esprit : ce laboratoire avait été fondé par Papert et Minsky au milieu des années 1960. Papert était mathématicien et avait travaillé avec Piaget, à Genève. Son approche en mathématique était donc teintée de constructivisme. Un de ses premiers projets a consisté à développer un type de langage de programmation qui, à partir de commandes de mouvements simples destinées à des « tortues » (et qui étaient au départ des robots mobiles sur un plan) simulait ou aidait à un apprentissage cognitif pas à pas et constructif. C’était là rejoindre et tester, sur des modèles d’abord physiques, l’intuition centrale de Piaget selon laquelle les concepts ont une source sensori-motrice. Ce langage fut intitulé LOGO dès 1967. Il fut construit sur la base du langage LISP, créé en 1960. Il servit donc d’abord à simuler le comportement animal. Mais en 1975, Harold Abelson et Andrea di Sessa, alors chercheurs dans ce même laboratoire, développèrent à partir de LOGO ce qu’ils appelèrent une « géométrie à tortue ». Ils se réclamaient eux aussi ouvertement de l’intuitionnisme constructiviste, en particulier en mathématiques 2050 . Et ils proposaient de développer LOGO comme un outil d’aide à la production des concepts mathématiques pour les étudiants 2051 mais aussi comme un support de conception de systèmes graphiques. Or, là était la nouveauté. Il s’agissait pour eux de relier l’IA constructiviste et les techniques de l’infographie. L’intérêt des commandes graphiques de LOGO en effet est qu’elles ne s’appuient pas sur un système de coordonnées global. Les propriétés géométriques sont « intrinsèques aux figures plutôt qu’imposées par une infrastructure de référence » 2052 . La construction de formes est donc très facilement programmable de manière procédurale.

C’est en 1982 qu’Abelson et di Sessa font paraître leur ouvrage synthétique Turtle geometry aux presses du MIT. Prusinkiewicz en prend alors connaissance, en même temps que l’étude précédente de Szilard. Il s’inspire donc de ces deux sources. Et il a l’idée de relier cette approche souple avec les formalismes des L-systèmes pour concevoir un système de représentation graphique de formes botaniques complexes. En 1986, il publie un premier article sur « Les applications graphiques des L-systèmes ». Il propose d’interpréter systématiquement les règles de réécriture des L-systèmes comme commandant les mouvements d’une tortue dont il trouve le comportement tout à fait analogue à un méristème apical de plante. Il contacte ensuite Lindenmayer avec lequel il collabore quelque temps. Prusinkiewicz tente en fait de le convaincre que l’usage des L-systèmes pour l’infographie permet de rejoindre plus simplement ses propres préoccupations initiales en morphologie biologique, celles qui l’avaient conduit aux L-systèmes de 1968. Notamment l’usage de la tortue permet d’éviter le laborieux parenthésage linéaire que Lindenmayer avait d’abord proposé pour la représentation des ramifications. La station Silicon Graphics IRIS 3130 qu’il utilise à Regina présente l’avantage de spatialiser véritablement les L-systèmes et de les rendre plus accessible à l’intuition. Un peu comme Ulam en son temps face à von Neumann, Prusinkiewicz est le promoteur d’une spatialisation du formalisme que Lindenmayer voulait croire au début évitable ou contournable à grand renfort de linguistique structurale. Ce faisant, il contribue à faire entrer les L-systèmes dans une phase au cours de laquelle ils cesseront d’être des modèles purement théoriques.

En 1987, Prusinkiewicz et Lindenmayer font donc une communication ensemble à la première conférence sur la Vie Artificielle, organisée par Christopher Langton, à Santa Fe 2053 . Prusinkiewicz y montre que l’approche constructiviste par le formalisme de la tortue possède un autre intérêt remarquable : celui de faire accéder les L-systèmes à la tridimensionnalité. On peut en effet considérer que la tortue fait subir des rotations de vecteurs dans l’espace pour changer sa direction au moyen de produits vectoriels 2054 . Lors de cette conférence, ils présentent plusieurs images assez réalistes de plantes. Mais cette collaboration prend fin rapidement avec la mort de Lindenmayer en 1989.

Dans les années qui suivent, avec ses étudiants en informatique graphique de Regina, Prusinkiewicz conçoit ce qu’il appelle un « Laboratoire Virtuel » de botanique. Mais en réalité, son approche reste celle d’un informaticien : ce laboratoire virtuel qu’il veut être une aide décisive pour la botanique se révèle surtout être une grosse banque de données visuelles et hiérarchisées par catégories d’objets 2055 . Il est conçu dans un esprit de programmation orientée-objets autour de son premier logiciel conçu en C à partir de 1986 : Pfg (pour Plant and fractal generator). Il a pour fonction première de présenter des informations scientifiques de manière visuelle. Prusinkiewicz soutient bien qu’on y pourrait effectuer de « nouvelles expériences » 2056 . Mais il pense en termes d’expériences pédagogiques : dans la lignée de l’approche de Piaget, Papert, Abelson et di Sessa, Prusinkiewicz considère qu’il y a continuité entre l’expérimentation scientifique porteuse d’informations réellement nouvelles et l’expérience d’apprentissage propre aux étudiants. À partir de 1991, il est nommé professeur d’informatique à l’Université de Calgary. C’est là qu’il poursuit le développement de sa plate-forme logicielle.

Dès ses premiers travaux, Prusinkiewicz est connu de l’équipe du CIRAD, notamment par le biais de Françon et de ses doctorants Jaeger et Blaise. De surcroît, le livre abondamment illustré The algorithmic Beauty of Plants, écrit en collaboration avec Lindenmayer juste avant sa mort, contribue à le faire connaître très tôt 2057 . Mais Françon comme de Reffye considèrent qu’il n’y a pas là une réelle attention aux connaissances botaniques fines. Il s’agit encore d’une modélisation de haut en bas, donc assez théorique et valorisant le formel pour le formel. Ce laboratoire virtuel ne s’appuie pas sur des concepts botaniques suffisamment nombreux et généraux pour avoir les moyens de ses ambitions, c’est-à-dire pour posséder un caractère véritablement générique de manière à pouvoir se substituer à la réalité de terrain dans certaines expérimentations inédites. Confirmant ce diagnostic, son logiciel va d’ailleurs surtout se diffuser dans les milieux de l’informatique graphique. De son côté, Prusinkiewicz n’ignore pas les travaux de de Reffye. Mais il les trouve au départ un peu improvisés d’un point de vue formel même s’il sera conduit à changer d’avis par la suite, du fait de la convergence remarquable qui va avoir lieu entre AMAP et sa propre approche 2058 .

Pourtant cette convergence ne sera pas exactement le fait de Prusinkiewicz lui-même, même si plusieurs rencontres ont lieu à partir de 1995. Son épistémologie fondamentale le lui défend en quelque sorte. Ainsi écrit-il encore en 1997 :

‘« Un des principaux buts de la science est de trouver des principes qui unifient des phénomènes apparemment divers. Avec ce large objectif à l’esprit, j’applique des notions et des méthodes de l’informatique pour gagner une meilleure compréhension de l’émergence des formes et des structures [patterns] dans la nature. » 2059

C’est donc dans un esprit finalement assez proche de Rashevsky et de la biologie mathématique théorique que Prusinkiewicz pense qu’il faut chercher un formalisme unique en vue de comprendre. Avec lui, le mathématisme d’antan se conserve mais il se transforme en quelque sorte en un « informatisme » : il faut plaquer les catégories de l’informatique du haut vers le bas et voir ensuite si l’on explique quelque chose du monde réel par là. Il faut aller des formalismes aux lois de la nature, alors que pour de Reffye, c’est l’inverse : il faut mesurer et improviser au besoin les premières formulations de lois. Le raffinement formel vient après. Les formalismes plaqués a priori peuvent en effet toujours être tordus en un sens ou en un autre pour donner l’impression de coller à peu près aux lois 2060 . Ce qui ne veut pas dire que pour de Reffye, il ne faille pas chercher le meilleur formalisme. Mais cela ne peut se faire qu’à partir d’un modèle empirique intégrant les lois mesurées. D’ailleurs, on voit de Reffye évoluer quelque peu sur le statut épistémique de ses simulations par rapport à 1996 : elles doivent servir de terrain de tests empiriques pour des modèles mathématiques qui restent, en eux-mêmes, plus que jamais désirables.

Certes, au cours des années 1990, le laboratoire de Prusinkiewicz a tiré quelques enseignements d’AMAP et de ce que Prusinkiewicz appelle les modèles empiriques par opposition aux modèles causaux 2061  : il assouplit le système logiciste et implémente des lois probabilistes dans les règles de ramification formelle. Toujours est-il que le besoin, voire la nécessité, de calibrer réellement ces modèles logicistes complexifiés ne viendra pas tout de suite d’un laboratoire d’informatique comme celui de Prusinkiewicz mais, d’une manière assez compréhensible, d’une Faculté de sciences forestières, celle de l’Université de Göttingen.

Notes
2050.

[Abelson, H., 1976], p. 160 : “All mathematics has (ultimately) intuitive foundations, but in turtle geometry the links are particularly close.”

2051.

[Abelson, H., 1976], p. 162 : “Turtle geometry illustrates how computation can serve as a conceptual tool in exploring mathematics.”

2052.

[Abelson, H., 1976], p. 159 : “Descriptions of geometric figures in Logo tend therefore to be more procedural than descriptions arising with most other computer graphics implementations, and couched in terms of properties which are intrinsic to the figure in question rather than imposed by an external reference frame.”

2053.

Pour une histoire du programme de « Vie artificielle », voir [Goujon, P., 1994a] et [Goujon, P., 1994b].

2054.

[Lindenmayer, A. et Prusinkiewicz, P., 1987], p. 228.

2055.

Voir [Prusinkiewicz, P. et Lindenmayer, A. 1990, 1996], pp. 193-200.

2056.

[Prusinkiewicz, P. et Lindenmayer, A. 1990, 1996], p. 193.

2057.

[Prusinkiewicz, P. et Lindenmayer, A. 1990, 1996].

2058.

[Prusinkiewicz, P., 2003], p. 2.

2059.

Dans sa page personnelle, Prusinkiewicz s’exprime ainsi : “One of the main goals of science is to find principles that unify apparently diverse phenomena. With this broad objective in mind, I apply notions and methods of computer science to gain a better understanding of the emergence of forms and patterns in nature”, CPSC Faculty Brochure, http://pages.cpsc.ucalgary.ca/~pwp/

2060.

Voir notre entretien [Reffye (de), Ph. et Varenne, F., 2001], pp. 6 et 36-37. Ce que de Reffye appelle les « lois de la nature », ce sont par exemple ici les modèles architecturaux, la nature stochastique des comportements des méristèmes en botanique, l’axe de référence et l’âge physiologique des méristèmes, la loi de l’efficience de l’eau en agronomie. Ce sont donc des lois phénoménologiques, à une échelle assez globale. Il les compare à la loi d’Ohm en électricité (U = RI) auxquels il faudrait, selon lui, un nouveau Maxwell pour leur retirer leur caractère purement phénoménologique et les déduire de modèles explicatifs. Voir ibid., p. 40. Ces lois n’évolueront pas selon lui sur le fond mais seulement sur la forme, dans leur formalisme. Ce qui est d’ailleurs souhaitable. C’est pourquoi ce sont des lois de la nature.

2061.

[Prusinkiewicz, P., 1998], p. 114.