Une grammaire sensible à l’environnement : GROGRA –1994

En 1994 en effet, dans le cadre d’une recherche postdoctorale, le mathématicien et informaticien Winfried Kurth travaille, dans cette faculté, sur un programme de modélisation de « la dynamique de changement des écosystèmes forestiers » 2062 . Pour son doctorat, Kurth a d’abord travaillé sur la modélisation des formes naturelles au moyen des grammaires formelles de type L-système. Il connaît donc parfaitement les derniers travaux de Prusinkiewicz. Mais lorsqu’il arrive à la faculté de Göttingen, l’enjeu est différent de celui que connaissent habituellement les informaticiens et les infographistes : il faut rendre ces modélisations enfin calibrables et utilisables pour des analyses en écologie forestière. Or, à l’époque, aux yeux des chercheurs de Göttingen, si l’on veut traiter la forêt comme un écosystème, il n’apparaît plus suffisant de développer des modèles de processus à compartiments et à budgets de matières. Car on occulte par là l’hétérogénéité de l’interception de la lumière et du climat radiatif. On néglige également les mécanismes complexes de flux de sève en rapport avec le comportement hydrique de l’arbre. Et on se condamne enfin à ne pouvoir suivre la dynamique des paramètres structuraux, dont les cernes, dans les troncs 2063 . Comme leurs collègues sylviculteurs et agroforestiers auparavant, les chercheurs développant une approche d’écologie forestière éprouvent donc aussi, mais un peu plus tard, le besoin de passer à l’échelle de l’arbre individuel.

Au départ, Kurth s’intéresse à l’approche de l’AMAP à travers les travaux de Jean Dauzat sur la simulation du climat radiatif sous couvert végétal. C’est par là qu’il se convainc de procéder lui-même à la conception d’un modèle morphologique d’arbres individuels de manière à pouvoir ensuite les traiter en peuplement. Il est donc d’accord sur la nécessité de prendre en compte l’architecture. Là est la clé de la convergence à laquelle il prend part. À ce sujet, il se trouve un précurseur en écologie forestière même et qu’il cite souvent. C’est le biologiste et écologue des plantes britannique, Adrian D. Bell, de l’Ecole de Biologie Végétale du University College of North Wales. Bell était au départ un spécialiste des rhizomes. Entre 1972 et 1976, en partie lors de ses recherches postdoctorales au centre Harvard Forest du Massachusetts, il avait bénéficié du matériel informatique du Centre de Calcul du MIT, à Amherst. Le fonctionnement régulier de certains rhizomes l’avait intrigué. Les angles des branches successives sont souvent des multiples de 60° et la figure générale du système rhizomatique peut donc ressembler à un pavage d’hexagones ouverts ou fermés. Cela l’avait d’abord amené à concevoir un système de représentation graphique simple, à la main, où les branches filles poussaient avec des probabilités calibrées en champ 2064 . Mais la dynamique du rhizome avec ses naissances et ses morts ne pouvant être transcrite par ces signes graphiques simples, il avait ensuite songé à employer un système informatique susceptible de faire voir cette dynamique de croissance et de sénescence au cours du temps. Il s’était ainsi convaincu de l’utilité de conserver une représentation spatialisée et qu’il fallait pour cela recourir à l’ordinateur :

‘« Les résultats concernant les arrangements spatiaux doivent être présentés par l’ordinateur d’une manière visuelle au moyen d’un système d’affichage graphique plutôt qu’au moyen d’une chaîne de coordonnées, si la proximité entre les plantes doit être appréciée. » 2065

Bell nommera ce logiciel RHIZOM mais il le développera assez peu, car il travaillera par la suite de manière moins formalisée sur la morphologie des plantes à fleur. En tout cas, la volonté commune de spatialiser (Bell) et de prendre en compte l’architecture (de Reffye – Dauzat) est bien la clé de la convergence plus tardive entre modèle logiciste et simulation architecturale en écologie forestière. En 1994 donc, inspiré par Dauzat comme par Bell, Kurth développe son propre logiciel, baptisé GROGRA (pour GROwth GRAmmar), sur une station Silicon Graphics IRIX 5.2. Il y conserve l’approche des L-systèmes par les tortues de Prusinkiewicz. Mais il enrichit considérablement les règles de réécriture de manière à y intégrer plus substantiellement les lois botaniques mises en valeur auparavant par de Reffye et son équipe. Kurth rencontre pour cela plusieurs fois les chercheurs de l’AMAP. Et il reconnaît le tribut qu’il leur doit.

Or, afin de converger vers une plus grande fidélité botanique, Kurth est obligé de faire figurer pas moins de 26 règles de nature différentes dans ses L-systèmes (à comparer aux 3 règles initiales de Lindenmayer !). Le formalisme devenant de ce fait très intrinsèquement hétérogène, il n’est donc plus question de mettre en priorité l’accent sur des théorèmes qui pourraient a priori en être tirés, même si cette préoccupation, remontant à Lindenmayer, demeure encore chez Kurth 2066 . L’idée majeure de Kurth réside toutefois dans cette manière de rendre dès le début sa grammaire de croissance sensible à l’environnement :

‘« Pour prendre soin des facteurs endogènes et exogènes comme la lumière du soleil, les stimuli mécaniques, la fourniture en nutriments et le statut de l’eau, une sorte de sensibilité est nécessaire. Les L-systèmes sensibles au contexte classiques 2067 se sont révélés insatisfaisants parce qu’il existe des interactions non-locales entre des parties de plantes (par exemple l’ombrage) qui influencent la croissance. À cette fin, une sensibilité globale a été introduite, c’est-à-dire que certaines règles conditionnelles peuvent avoir accès au contexte géométrique complet de la structure qui vient d’être engendrée. » 2068

La générativité purement locale des L-systèmes avait beaucoup fait pour leur succès dans un contexte logiciste et mécaniste en biologie du développement (Lindenmayer et Lück) puis constructiviste en infographie (Abelson, di Sessa et Prusinkiewicz). Mais dans un contexte de modélisation écologique, afin de prendre en compte les boucles de régulation du global sur le local, Kurth se voit contraint de tempérer ce mécanicisme fondateur dans sa propre approche de la morphogenèse. Certaines branches entières peuvent porter ombrage à des organes appartenant à d’autres branches situées en dessous, par exemple. Pour prendre en compte cet effet qu’on peut dire écologique à l’intérieur même de la plante 2069 , dans le programme, une représentation de l’architecture globale de l’arbre tant topologique que géométrique doit pouvoir constamment être appelée par les règles formelles de croissance. Avec ces complexifications informatiques, il est vrai grandement facilitées par la programmation orientée-objet, Kurth parvient à calibrer précisément GROGRA sur un épicéa de 14 ans en prenant des mesures similaires à celles d’AMAP.

Cette convergence vers l’architecture se laisse percevoir également dans des travaux de modélisation forestière mis en œuvre à partir de 1996 par une équipe de l’Institut finnois de Recherche Forestière, à Helsinki. Inspirée par AMAP, mais surtout par Kurth, l’équipe de Jari Perttunen choisit de se dispenser de tout formalisme logiciste ou mathématique a priori et écrit directement un programme orienté-objet en C++. Elle le baptise LIGNUM parce qu’il a lui aussi comme objectif de prendre en compte le fonctionnement et pas seulement l’architecture. Le modèle est purement informatique. Il considère un arbre comme « une collection d’unités simples correspondant aux organes » 2070 . Suivant l’approche imposée par C++, l’arbre est conçu comme une collection de listes d’unités de base, listes dans lesquelles les unités peuvent s’appeler par des pointeurs. C’est seulement au niveau des attributs des unités de base que la morphologie, la géométrie, le budget en carbone, etc., sont implémentés. Les unités de base ne sont que de trois types : segments d’arbres, points de ramification et bourgeons. Ainsi que les auteurs le précisent, cette simplification est possible parce que le modèle n’est pas conçu pour représenter tout type de plantes, contrairement à AMAP 2071 . LIGNUM est en fait d’abord conçu et calibré sur des pins sylvestres. Mais le formalisme purement informatique autorise une complexification ultérieure. Ce qu’espèrent en tout cas les auteurs.

Mais en 1998, un événement va contribuer à faire cristalliser tous ces débuts de convergences et qui placera encore AMAP en position d’avant-garde. Un article synthétique de 46 pages co-signé par le mathématicien Godin et le botaniste Caraglio, tout deux d’AMAP, paraît dans le Journal of Theoretical Biology 2072 . Après un rappel de Caraglio sur les réquisits de la botanique, Godin y présente de façon exhaustive, systématique et quasi-axiomatique son concept de « modèle multi-niveaux » mis en œuvre dans AMAPmod depuis 1996. L’axiomatique des graphes manifeste une souplesse inédite. Laissant de côté la simulation mais tirant profit des distinctions acquises par AMAP dans ses simulations antérieures, elle se présente comme un nouveau type de modélisation formelle, de langage mais aussi d’analyse de la structure des plantes. Des opérateurs de projection peuvent être définis entre différentes échelles de considération, à l’intérieur de la plante. L’hypothèse centrale, très contraignante, que se donne Godin est que le modèle multi-niveaux a une structure récursive. C’est-à-dire que la structure du modèle ne dépend pas de l’échelle à laquelle on décrit la plante, même si à différentes échelles certains attributs différents sont manifestés. Cela a pour effet d’imposer une contrainte de cohérence sur le modèle 2073 . Mais c’est ce qui le rapproche d’un modèle mathématique sans le ramener pour autant à une simple règle d’auto-similarité géométrique de type fractale. Certains théorèmes sont démontrables. L’emphase mise sur l’axiomatique des graphes vient certes de l’impulsion initial d’Eric Elguero mais aussi et surtout de la formation initiale et du travail de thèse de Godin : analyse de la parole par différents modèles stochastiques, dont des chaînes de Markov 2074 .

Entre-temps, face à cet article décisif, l’argument classique de « l’unicité du formalisme pour comprendre » se mue chez Kurth en un argument « d’unicité du formalisme pour combiner différents modèles » à travers les L-systèmes 2075 . Il s’aperçoit que ses propres L-systèmes, comme le « modèle multi-niveaux » de Godin, ne représentent plus les phénomènes dans leurs mécanismes mais qu’ils servent à structurer formellement un dialogue entre des modèles (topologiques, probabilistes, géométriques…) de manière à les combiner de façon tout à la fois constructive et réaliste. Or c’est là rejoindre, par le haut et par dégradation du formalisme logiciste initial, l’épistémologie développée par ailleurs et sur le terrain par AMAP.

En 2002, cette convergence va plus loin encore. Elle est matérialisée par un travail d’interfaçage informatique effectué par Kurth lui-même et une de ses étudiantes, Helge Dzierzon. Il s’agit pour eux d’abandonner pendant quelque temps GROGRA pour interfacer LIGNUM et AMAPmod. Ce qui se révèle donc dans cet article, c’est qu’AMAPmod tend à devenir un standard de représentation formelle de la plante dans le monde de la modélisation architecturale. Comme dans l’histoire antérieure de l’informatique et des logiciels, arrive ce temps où la compatibilité est nécessaire pour que le dialogue se poursuive et que, comme l’écrivent Dzierzon et Kurth, « l’intersubjectivité réduise le biais de notre perception de la réalité écologique » 2076 . Le modèle informatique incarne donc ici l’intersubjectivité. Il la matérialise. C’est en ce sens qu’il passe pour un double de l’objet réel dans sa complexité même. Selon Dzierzon et Kurth, c’est devant le logiciel commun, porteur d’une formalisation commune, que l’on pourra continuer à discuter de la réalité écologique. Cependant, une structure de modèle même généralisée reste une simplification pour les auteurs. L’interfaçage a surtout pour rôle de dévoiler les hypothèses cachées dans chaque modèle : les modèles peuvent être comparés objectivement et se critiquer en un sens de manière objective, puisque de façon déléguée à la machine. Pour Kurth, qui n’abandonne pas ainsi son projet de trouver le meilleur formalisme, la machine devient certes un terrain commun. Mais c’est un terrain de confrontation entre modèles en vue d’une sélection du plus apte, alors que pour d’autres, comme Dauzat, elle reste un terrain de coexistence entre modèles en vue de simulations empiriques. Avec ses interfaçages, Kurth cherche à rendre le modèle séparable du logiciel de manière à fonder la généricité du modèle 2077 . Cette généricité est elle-même désirée pour pouvoir comprendre et discuter ce qui se passe dans le modèle, indépendamment de son implémentation informatique.

Aux mêmes époques, l’INRA lui-même, après de longues années d’hésitation, finit par converger spontanément, et de l’intérieur, vers les techniques de simulation architecturale. Ainsi, d’autres approches concurrentes et en même temps voisines de celle de l’AMAP vont voir le jour à la fin des années 1990, notamment dans le milieu des écophysiologistes.

Notes
2062.

[Kurth, W., 1995], p. 12.

2063.

[Kurth, W., 1995], p. 2.

2064.

Même si son système est plus simple du fait de la limitation de son objet d’étude, le rhizome, on constate donc qu’aux mêmes dates que de Reffye, Bell propose une solution de simulation stochastique très similaire. Dans l’article de 1976, Bell se félicite d’avoir pu utiliser autre chose que des plotters, à savoir un des premiers écrans graphiques du MIT ; ce qui lui a permis de simuler, de manière dynamique et sur la même image, la disparition par pourriture des parties du rhizome tombées en sénescence. Voir [Bell, A. D., 1976], p. 5. On le sait, ce n’est pas avant 1989 que de Reffye a pu bénéficié d’une telle technologie graphique, soit 13 ans plus tard.

2065.

[Bell, A. D., 1976], p. 5 : “Results concerning spatial arrangements must be presented by the computer in a visual manner as a graphic display, rather than as a string of coordinates, if the proximity of the plants is to be appreciated.”

2066.

Comme Prusinkiewicz, du point de vue de l’informaticien qu’il est originellement, il considère qu’il faut privilégier la recherche de formalismes concis et proches de l’explication plutôt que de la description. Voir sa page de présentation datant de 2003 du Plant Modelling Group de Göttingen, accessible à l’adresse http:///www.uni-forst.gwdg.de/~wkurth/pro_wk.html.

2067.

Ils ne sont sensibles qu’à l’état de la cellule précédente ou suivante. Notre remarque.

2068.

“To take care of endogenous and exogenous factors like sunlight, mechanical stimuli, nutrient supply or water status, some kind of sensitivity is necessary. Classical context sensitive L-systems turned out to be unsatisfactory because there exist non-local interactions between plant parts (e. g. overshadowing) influencing growth. To this purpose, global sensitivity was introduced, i. e. conditional rules can have access to the complete geometrical context of the structure just generated”, [Kurth, W., 1995], p. 5.

2069.

Comme AMAP, Kurth se réclame d’ailleurs de l’article fondateur de James White (1979) : « The Plant as a Metapopulation ».

2070.

“…a collection of a large number of simple units which corresponds to the organs of the tree”, [Perttunen, J., Sievänen, R., Nikinmaa, E., Salminen, H., Saarenmaa, H. et Väkeva, J., 1996], p. 87.

2071.

[Perttunen, J., Sievänen, R., Nikinmaa, E., Salminen, H., Saarenmaa, H. et Väkeva, J., 1996], p. 96.

2072.

[Godin, C. et Caraglio, Y., 1998].

2073.

[Godin, C. et Caraglio, Y., 1998], p. 37.

2074.

Dans sa thèse de 1990 intitulé « Proposition d’une cadre algorithmique unifié pour la compréhension de la parole continue», Godin proposait en effet déjà une « architecture intégrée » de modèles de manière à permettre une communication intensive des différents modèles habituels de reconnaissance de la parole à différents niveaux. Sous la direction de Bernard Dubuisson (UTC), il avait travaillé à produire des principes algorithmiques susceptibles d’établir des ponts entre les techniques numériques de bas-niveau et les techniques de reconnaissance symbolique de haut-niveau. Le but de cette unification était déjà de chercher une manière d’optimiser les systèmes intégrés dans le cas de la reconnaissance de la parole.

2075.

Ce glissement est très net dans ses dernières publications. Il cherche à interfacer de nombreux autres modèles de façon à pouvoir les comparer sur des bases objectives, c’est-à-dire quantifiables. Voir [Kurth, W., 2002] et [Dzierzon, H. et Kurth, W., 2002].

2076.

“Thus an improved intersubjectivity to reduce the bias in our perception of ecological reality is the aim”, [Dzierzon, H. et Kurth, W., 2002], p. 46.

2077.

[Kurth, W., 2002], p. 99.