Simuler la plante individuelle pour voir fonctionner les cultures (1997-2000)

Précédemment en effet, nous avions vu que l’écophysiologiste du PIAF, Pierre Cruiziat, s’était intéressé, plus que d’autres, à l’approche architecturale et centrée sur la plante individuelle telle qu’elle était proposée par l’AMAP. Il tâchera de la faire adopter, de son côté et à sa manière, par son laboratoire. Mais il n’est pas tout à fait le seul, à l’INRA. À partir de 1995, c’est sous la direction de son collègue de l’Unité de Bioclimatologie de l’INRA de Grignon, Bruno Andrieu, que Christian Fournier commence une thèse sur la « modélisation des interactions entre plantes au sein des peuplements » 2078 . L’idée initiale de ce travail est que la pratique des cultures, et plus seulement la foresterie, a besoin de traiter la plante au niveau individuel. Car, s’il faut aller vers une agriculture plus respectueuse de l’environnement, cela suppose que l’on accepte d’avoir affaire là aussi à des systèmes plus complexes 2079 .

D’autre part, Andrieu avait auparavant travaillé sur des systèmes de mesure à distance de la réflectance des cultures en vue de relier ces valeurs à la production. Il avait éprouvé rapidement les limites de cette approche analytique et globale 2080  : dans le cas des cultures de plantes herbacées, on ignore les propriétés directionnelles des feuilles. Il est donc impossible de remonter d’un signal de réflectance global mesuré par des capteurs situés à distance (remote sensing) à une structure précise de culture : on ne peut inverser le signal mesuré. Entre-temps, il avait eu connaissance des travaux que Dauzat proposait en ce sens dès 1991. Avec Fournier, Andrieu décide donc de passer lui aussi à une phase de synthèse et de simulation architecturales de la plante pour l’appliquer au cas du fonctionnement des cultures.

Dans la thèse de Fournier, en particulier, c’est la structure en croissance du maïs qui est simulée. Il est à noter qu’Andrieu et Fournier préfèrent employer pour cela les formalismes des L-systèmes du Virtual Laboratory tels qu’ils ont été entre-temps rendus plus perméables aux différents caractères morphologiques par certains élèves de Prusinkiewicz. Le fait de disposer d’un L-système sous la forme accessible d’un langage de programmation en facilite en effet l’implémentation. De plus, la complexité de la ramification n’est pas telle, dans le cas du maïs, qu’il faille recourir aux modèles de simulation les plus riches et les plus généraux d’AMAP. Fournier utilise donc un L-système paramétrique où les règles de production contrôlent la mise en place et l’évolution parallèle d’un ensemble de modules. Ces modules incorporent des caractéristiques géométriques et topologiques. Ils peuvent se remplacer ou croître et co-évoluer. Comme Prusinkiewicz le fera à partir de 1996, Andrieu doit cependant écrire, en collaboration avec un programmeur de l’INRA, une interface informatique spécifique pour prendre en compte les effets de l’architecture globale sur les règles qui gardent sinon des conditions purement locales de déclenchement. Fournier et Andrieu sont en effet placés devant le même problème que Kurth, en écologie forestière. Pourtant, ils décident de ne pas reprendre le L-système, trop complexe, de Kurth. Moyennant cette adjonction ad hoc, Fournier parvient à faire simuler de manière visuellement réaliste la morphogenèse d’un plant de maïs en prenant en compte des modèles phénoménologiques de comportement de l’apex (rythmé dans ses initiations de feuilles par une « loi de réponse à la température » 2081 ) et de croissance de la feuille (modèle mathématique phénoménologique d’allongement au cours du temps). Les sous-modèles qu’ils agrègent sont donc fortement phénoménologiques. Ils sont très peu assis sur des connaissances botaniques ou physiologiques précises 2082 .

On voit donc que le fondement du travail de Fournier et Andrieu est leur reprise de l’idée de la multi-modélisation 2083 ou multi-formalisation pour l’appliquer au cas des cultures. Comme pour AMAP, c’est l’infrastructure informatique des L-systèmes, avec leur traitement pas à pas du phénomène complexe de morphogenèse, qui le leur permet. En écophysiologie des cultures aussi, il y a donc bien une convergence de certains travaux vers la philosophie qu’AMAP préconise, pour sa part, depuis le milieu des années 1980.

Notes
2078.

Voir [Fournier, C., 2000], p. 1.

2079.

[Fournier, C., 2000], p. 1. Cet argument provient aussi du fait que la thèse est financée par le programme « Développement de procédés agricoles sobres et propres » de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME).

2080.

Voir [Andrieu, B., 1997], pp. 22-26.

2081.

Cette loi est accessible dans la littérature écophysiologique depuis 1983 : voir [Fournier, C., 1997], p. 205.

2082.

De Reffye prétend ainsi que ses propres sous-modèles reflètent tous en revanche d’authentiques caractéristiques élémentaires des plantes, quelque chose comme des « lois de la nature ». En ce sens, il voit une grosse différence entre le travail de l’équipe d’Andrieu et la sienne. Pourtant cette notion de « loi de la nature » est sans doute très discutable : à quelle échelle doit-on la prendre ? On a vu qu’il en était hanté dès le moment où, en 1974, il décida que les probabilités de floraison du caféier étaient des « caractères génétiques » à part entière. Les lois phénoménologiques et locales (au niveau d’un organe) de l’écophysiologie sont-elles pourtant si différentes de nature que celles de la ramification aléatoire du méristème ? On le voit : la problématique (et l’angoisse corrélative) du déracinement est de nouveau reprise à cette échelle plus fine. De Reffye n’est pas du tout un partisan du fictionnalisme dans le modélisme, on l’aura finalement compris.

2083.

Le terme de « multi-modélisation » a été introduit en 1989 par l’informaticien canadien (d’origine turque) Tuncer Ibrahim Ören dans un contexte de réflexion sur les paradigmes de simulation informatique à destination des systèmes essentiellement technologiques et industriels. Il s’agissait de désigner par là une infrastructure de simulation capable de combiner différents types de modélisation dont, au départ, des modélisations avec équations différentielles et des modélisations discrètes. Il a été repris et élaboré, aux cotés de la notion de « multi-formalisme » à partir de 1991 et 1993 par des spécialistes en simulation comme Herbert Praehofer puis Bernard P. Zeigler. Voir [Zeigler, B. P., Praehofer, H. et Gon Kim, T., 1976, 2000], pp. 227-229. Depuis lors, ce concept s’est appliqué plus largement en écologie et en sociologie où la simulation individus-centrée s’était déjà développée à partir de la fin des années 1980. Sur la multi-modélisation en écologie, voir [Duboz, R., 2004], p. 16-17. Sur la simulation individus-centrée en général, voir [Ferber, J., 1995, 1997], en écologie, voir [Grimm, V., 1999] et [Amblard, F., 2003].