L’association avec l’INRIA en Chine : sous-structures et contrôle optimal (1998-2003)

Pourtant, cette évolution vers une convergence forte, logicielle, quasi technologique donc, n’est pas la seule qui anime la modélisation architecturale à la fin des années 1990. De Reffye ne participe déjà plus directement à cette convergence dont on a vu qu’elle s’effectue essentiellement au niveau logiciel et formel. Car, de son côté, entre 1998 et 2002, et sur la lancée d’AMAPhydro, il cherche à développer son propre retour aux mathématiques via la théorie du contrôle. Une opportunité va lui être donnée rapidement. En 1996, lors de la revue externe, un chercheur de l’INRIA, Olivier Monga, avait fait partie des rapporteurs, aux côtés d’Alain Pavé notamment. Il avait été favorablement impressionné par le travail d’AMAP. Et il était resté en contact avec de Reffye depuis lors. Ce dernier l’avait même choisi comme conseiller scientifique permanent. Or, le 27 janvier 1997, suite à un accord avec l’Académie des Sciences chinoise, l’INRIA crée le LIAMA, le Laboratoire franco-chinois d’Informatique, d’Automatique et de Mathématiques Appliquées. Et Olivier Monga en est le premier co-directeur français.

Le LIAMA est abrité par l’Institut d’Automatique de Pékin. C’est une structure de coopération à long terme favorisant la réalisation de projets ciblés 2084 . Monga propose donc à de Reffye de venir le rejoindre à Pékin. Il y a une communauté d’intérêts puisque de Reffye cherche aussi à développer une plate-forme logicielle AMAP plus performante. Début 1998, ce dernier se fait donc détacher par le CIRAD auprès de l’INRIA et, d’abord accompagné de Frédéric Blaise, il rejoint Monga au LIAMA pour développer le projet « Modélisation stochastique, fonctionnelle et interactive de la croissance des plantes par ordinateur ». Leurs interlocuteurs sur place sont des spécialistes en automatique mais aussi des agronomes de l’Université d’Agronomie de Chine. De Reffye juge leur approche plus pragmatique et moins prévenue au sujet de la modélisation et de la simulation. Il jouit donc bien de cette liberté à laquelle il aspirait en quittant son poste de directeur. En trois ans, il est amené à encadrer huit doctorants. Le résultat majeur sera la découverte d’un moyen de simplifier la représentation formelle de la plante à partir des simulations stochastiques. L’intérêt de cette simplification est qu’elle permet d’accélérer considérablement la vitesse de calcul.

Mais lorsque de Reffye arrive en Chine, l’objectif prioritaire affiché n’est pas nécessairement celui-là. Il est de mieux intégrer le fonctionnement écophysiologique dans le modèle stochastique et architectural. Dans un premier temps, de Reffye se souvient que le principe fondateur d’AMAP consiste à faire confiance au programme de simulation stochastique pour le laisser interpoler entre les situations qui ont été réellement relevées sur les arbres de terrain. Or, en travaillant avec les automaticiens de l’INRIA et de l’Institut d’Automatique chinois, il se convainc que c’est dans cette interpolation que l’on perd une maîtrise sur ce que fait le programme. La simulation y remplace la modélisation et c’est là que les calculs les plus nombreux et les plus coûteux en temps doivent être faits. L’équipe du LIAMA essaie donc de systématiser l’habitude qu’avait de Reffye de chercher des cas qui soient calculables à la main ou au moins à l’aide de formules mathématiques. On s’en souvient : cette pratique avait initialement pour but de vérifier la simulation. Ce faisant, de manière assez inattendue, l’équipe parvient à montrer que près de 90% des cas d’arbres simulés peuvent en fait être calculés de cette façon, mathématique, et donc économe en calculs. De Reffye et ses étudiants, dont Xin Zhao et Hong-Pin Yan, découvrent que cela vient du fait que les méristèmes finissent souvent par ne générer qu’un petit nombre de sous-structures typiques pour engendrer l’arbre entier. Certains arbres simulés peuvent contenir jusqu’à 600 fois la même sous-structure. L’« axe de référence » de 1991 est donc abandonné dans le nouveau logiciel baptisé pour l’occasion GreenLab. Et, en 2001, Xin Zhao et de Reffye, d’abord inspirés par l’approche par emboîtements de Godin mais l’ayant modifiée en fonction de ces observations faites à la fois sur le fonctionnement des simulations stochastiques comme sur la hiérarchie réelle des unités architecturales botaniques, proposent la notion de « modèle d’automate à échelle duale » [« dual-scale automaton model »]. C’est un automate à deux niveaux, un automate d’automates en quelque sorte. À l’intérieur d’un macro-état, des micro-états peuvent transiter les uns vers les autres avec des lois de probabilités fixées.

Dans cette reprise de la hiérarchisation morphologique, la notion d’âge physiologique est mise au premier plan. Car les sous-structures sont considérées comme équivalentes et ne nécessitent pas d’autres calculs si elles ont le même âge physiologique. Cela signifie qu’elles possèdent le même ensemble de paramètres cachés. De Reffye propose que l’on distingue 4 niveaux ou échelles : le niveau du métamère (composé d’un entre-nœud, de ses feuilles axillaires, de ses fruits et bourgeons), le niveau de l’unité de croissance (ensemble des métamères qui apparaissent lors du même cycle de croissance), le niveau de l’axe porteur et le niveau de la « sous-structure » proprement dite, à savoir la branche pour les plantes qui en possèdent 2085 .

Pour construire un arbre simulé, il ne devient plus nécessaire de s’appuyer d’emblée sur l’échelle des métamères. Une forme de sous-structure est calculée une fois pour toutes. Et lorsque l’automate commande sa réitération avec une certaine probabilité, le programme n’a plus qu’à rappeler en mémoire le contenu des paramètres topologiques et géométriques déjà calculés pour faire afficher de nouveau cette sous-structure 2086 . Presqu’aucun nouveau calcul n’est alors nécessaire. À titre de comparaison, un cerisier de 20 ans est calculé en 2 minutes par AMAPsim et en moins d’une seconde avec GreenLab. Dans ce cas précis, la simulation architecturale est donc à peu près 200 fois plus rapide 2087 . Ce nouveau modèle informatique a certes toujours recours à de la simulation de type Monte-Carlo mais d’une façon beaucoup plus restreinte qu’auparavant. Quant au couplage avec l’écophysiologie pour en faire un modèle structurel-fonctionnel, ce qui était l’objectif principal, GreenLab reprend pour l’essentiel les concepts et les équations d’AMAPhydro en considérant la production de biomasse, feuille par feuille, en fonction de l’architecture 2088 . Pour finir sur ce point, il est important de noter que GreenLab fonctionne désormais sur un simple PC doté du logiciel de calcul formel Matlab 2089 . Ainsi, à la faveur des progrès technologiques intervenus entre-temps dans l’industrie de la micro-informatique, AMAP peut enfin abandonner le recours systématique aux stations graphiques dédiées et très coûteuses.

Le modèle structurel-fonctionnel est ensuite calibré rapidement sur des plantes, d’abord sans branches, comme le tournesol, le cotonnier et le maïs 2090 . La collaboration de l’Université d’Agronomie de Chine est là très précieuse : c’est elle qui s’est chargée de fournir les données expérimentales nécessaires au calibrage 2091 . La technique de calibration est facilitée grâce aux simplifications formelles dues à l’étape AMAhydro et au développement de l’automate à échelle duale. C’est un des effets immédiats de la re-mathématisation du modèle d’AMAP : des procédures de fitting statistiques relativement classiques comme les moindres carrés généralisés peuvent enfin être directement appliquées pour identifier de manière économique les paramètres 2092 . L’utilisation courante en agronomie de GreenLab paraît donc envisageable.

Un autre effet majeur de cette re-mathématisation commence à se dessiner après 2001. Elle a été mise en œuvre avec de Reffye, à l’INRIA de Rocquencourt, où il est détaché depuis son retour en France en 2002. C’est la possibilité de déterminer a priori des itinéraires culturaux optimaux en utilisant les techniques calculatoires du contrôle optimal issues de l’automatique. Dans le cadre du projet METALAU 2093 , avec l’aide de Maurice Goursat et de Jean-Pierre Quadrat, de l’INRIA, Boa-Gang Hu et Philippe de Reffye ont dernièrement explicité les équations dynamiques du modèle GreenLab. Ce sont essentiellement des équations de récurrence. Le formalisme des automates peut être traduit en termes d’équations matricielles à retard 2094 . Or, Quadrat et surtout Goursat ont participé à la conception du logiciel Scilab de résolution numérique de problèmes d’optimisation en sciences. Cette plate-forme, développée en partenariat avec l’Ecole des Ponts et Chaussés depuis 1990, est un logiciel libre depuis 1994 2095 . Les auteurs prévoient en fait d’intégrer GreenLab dans Scilab. Ce projet justifie en fait a posteriori et publiquement le recours préalable au suffixe « Lab ».

Ce retour aux équations permet donc de « dé-spatialiser » quelque peu le formalisme de la morphogenèse pour lui faire retrouver la linéarité linguistique de l’équation algébrique. Cette équation elle-même, si elle ne peut être inversée afin de donner directement les valeurs optimales pour une production végétale donnée, peut tout au moins être manipulée par des techniques numériques d’optimisation assez classiques. Et la plante s’apparenterait ainsi à terme à un système dynamique artificiel dont l’optimalité serait a priori contrôlable puisque connaissable.

Notes
2084.

Cette structure de recherche de type « Laboratoire mixte » international n’est pas une nouveauté. C’est un axe important de la politique du CNRS depuis les années 1960. En ce qui concerne l’INRIA, créé en 1967 dans le cadre de la mise en œuvre du « Plan Calcul », le but plus particulier est de parvenir à des débouchés industriels. L’article 2 du décret 85-831 du 2 août 1985 rappelle en outre qu’une des missions de l’INRIA est « d’organiser des échanges scientifiques internationaux ».

2085.

[Reffye (de), Ph., Goursat, M., Quadrat, J.-P. et Hu B. G., 2003], p. 109.

2086.

La probabilité de la sous-structure peut être construite à partir de la simulation stochastique intégrale. Ainsi on peut comparer empiriquement la variabilité simulée par AMAPsim et la variabilité simulée par le modèle mixte à sous-structures stochastiques. Voir [Kang, M. Z., Reffye (de), Ph., Barczi, J.-F. et Hu, B. G., 2003], p. 5 : les deux différents types d’images produites sont indiscernables à l’œil, dans le réalisme de leur variabilité.

2087.

[Kang, M. Z., Reffye (de), Ph., Barczi, J.-F. et Hu, B. G., 2003], p. 4.

2088.

[Yan, H. P., Reffye (de), Ph., Le Roux, J., Hu, B. G., 2003], pp. 118-122.

2089.

Doté d’un processeur Intel Pentium 4 fonctionnant à 1700Mhz et avec une mémoire système de 256Mo. Voir [Kang, M. Z., Reffye (de), Ph., Barczi, J.-F. et Hu, B. G., 2003], p. 4.

2090.

[Zhan, Z., Reffye (de), Ph., Houllier, F. et Hu, B. G., 2003], p. 236.

2091.

Précisons que lors de l’AIP INRA/AMAP de 1993, ce sont les chercheurs du CIRAD qui avaient été obligés de faire eux-mêmes les mesures de terrain pour des travaux qui étaient parfois à destination des seuls chercheurs de l’INRA…

2092.

[Zhan, Z., Reffye (de), Ph., Houllier, F. et Hu, B. G., 2003], p. 241.

2093.

METhode, Algorithmes et Logiciels pour l’AUtomatique. Projet dirigé par Maurice Goursat, Directeur de Recherche à l’INRIA. Il a pris la suite de Jean-Pierre Quadrat, Directeur de Recherche à l’INRIA, ancien directeur d’un projet similaire intitulé META2 de 1987 à 1999. Tous les deux sont spécialistes en méthodes d’optimisation, notamment au moyen d’approches stochastiques.

2094.

[Reffye (de), Ph., Goursat, M., Quadrat, J.-P. et Hu, B. G., 2003], p. 109-111.

2095.

Voir le site http://www.scilab.org.