Dans son ouvrage consacré à la migration de la tradition autrichienne, K. Vaughn (1994, p. X) affirme qu’‘« il n’existe pas d’« économie autrichienne » au sens d’une économie parfaitement articulée et clairement distincte du paradigme néoclassique »’. Elle ajoute toutefois quelques lignes plus loin : ‘« au mieux, l’économie autrichienne contient les balbutiements d’une révolution qui pourrait en fait établir un nouveau paradigme, mais ces idées et leurs implications sont encore en phase de constitution [are still in flux] »’. Toutefois, tous les commentateurs, quelle que soit leur position vis-à-vis de celle-ci, s’accordent pour faire de l’œuvre de Menger l’origine de cette tradition. Ainsi, P. Salin (2000, p. 15) souligne-t-il que Menger « a le plus contribué à la mise en place rigoureuse de ce fondement subjectiviste de la science économique », ce qu’il appelle « le libéralisme humaniste 6 » fondamentalement « scientifique », « réaliste et moral, en ce sens qu’est moral ce qui est conforme à la nature de l’homme » 7 (2000, p. 41). De son côté, K. Vaughn 8 (1994, p. 12) écrit : ‘« les autrichiens modernes de toute tendance font unanimement remonter leurs origines aux écrits de Carl Menger (1840-1921), et en particulier à ses Principes d’Economie Politique »’. S. Gloria-Palermo (1999a, p. 3) s’est intéressée à la manière dont la tradition autrichienne a intégré cet « héritage mengerien ». Elle fait ainsi le choix de mettre en évidence les points communs plutôt que la spécificité des différents auteurs appartenant à cette tradition. Ces auteurs sont ainsi présentés comme ayant non seulement revendiqué mais surtout développé cet « héritage ».
Dans le même temps, cherchant à situer la tradition autrichienne par rapport au programme de recherches de l’économie dominante, les commentateurs soulignent que la spécificité de la tradition autrichienne se fonde sur l’importance accordée à l’activité entrepreneuriale. Ainsi que le note M. Rizzo (2002, pp. 8-9), l’évolution contemporaine de la tradition autrichienne a été marquée par le développement de la théorie de l’activité entrepreneuriale de Kirzner. Il apparaît cependant qu’aucune mention n’est réellement faite de la manière dont le thème de l’entrepreneur est apparu et s’est développé au sein de cette tradition. K. Vaughn (1994, p. 2) affirme que ‘« les autrichiens écrivent sur le rôle de l’activité entrepreneuriale dans les marchés concurrentiels »’, mais elle ne se penche en fait sur le sujet qu’au détour des travaux de Mises et Hayek concernant la nature et le rôle de la concurrence, ou bien lors de l’examen des travaux de Kirzner et Lachmann auxquels elle adjoint ceux de Schumpeter. À la lecture de cet ouvrage, Schumpeter apparaît comme un acteur important de l’analyse de l’activité entrepreneuriale dans la tradition autrichienne. Pourtant, aucune autre allusion n’est faite à cet auteur en dehors de ce sujet. Est-ce à dire que Schumpeter, qui n’appartient pas à la tradition autrichienne 9 selon K. Vaughn (1994), s’en rapproche de par son intérêt pour l’activité entrepreneuriale ? La place de Schumpeter au sein de la tradition autrichienne nous a paru ainsi constituer une question importante dans la construction d’une théorie de l’activité entrepreneuriale.
Plus intéressés par la « théorie de la firme » 10 , d’autres économistes ont travaillé sur le thème de l’« entreprise autrichienne ». Nous pensons ainsi plus particulièrement aux travaux de F. Sautet 11 et D. Harper 12 . Ceux-ci utilisent les travaux de Kirzner et Lachmann concernant l’activité entrepreneuriale mais n’évoquent pas davantage l’origine de cet intérêt. Certes, une filiation est dessinée entre Mises et Hayek, puis Kirzner et Lachmann. Bien qu’à des degrés divers et de manières différentes, Mises et Hayek se sont en effet intéressés au débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel au sein d’une économie socialiste et ont fait le choix de défendre une conception du marché excluant l’intervention de l’État dans le fonctionnement du marché. Parallèlement, Kirzner et Lachmann ont mis l’accent sur le fait que le marché est un processus de découverte où l’entrepreneur joue un rôle essentiel, même s’ils ne sont pas d’accord sur l’issue d’un tel processus. Il nous semble dès lors légitime de nous interroger sur la linéarité d’une telle filiation. N’existe-t-il pas au sein de la tradition autrichienne des ruptures ou des points de désaccord dans la manière d’envisager l’activité de l’entrepreneur ?
Kirzner est à notre connaissance le seul, dans son ouvrage de 1979 13 , à tenter de réaliser une synthèse de la manière dont est né l’intérêt pour l’activité entrepreneuriale au sein de la tradition autrichienne. Mais là encore, nos attentes se trouvent déçues, puisque l’analyse menée par Kirzner se rapproche davantage d’un travail de légitimation. Ce dernier cherche en effet à justifier son intérêt pour l’activité entrepreneuriale en soulignant l’héritage légué par les générations précédentes de la tradition autrichienne. Kirzner (1979, p. XI) écrit ainsi : ‘« les idées présentées dans ces articles se sont cristallisées dans la plupart des discussions et des idées soutenues au sein de la tradition autrichienne moderne – cette ligne du raisonnement économique qui remonte à Böhm-Bawerk et, en particulier, à Menger, et qui est représenté à notre époque par les voix solitaires et courageuses de Mises et d’Hayek. Il incombera à d’autres historiens et philosophes d’expliquer pourquoi cette tradition qui s’est révélée tellement sensible et perspicace [au problème de l’activité entrepreneuriale au sein du processus de marché], a été presque complètement engloutie [submerged] durant les décennies qui suivirent la Seconde Guerre Mondiale avant de jouir de son actuel remarquable, mais modeste, renaissance »’.
Face à ce sentiment d’insatisfaction laissé par nos lectures concernant l’histoire de l’activité entrepreneuriale et l’histoire de la tradition autrichienne, il nous est apparu nécessaire de nous interroger sur la manière dont la tradition autrichienne traite de l’entrepreneur. Nous aurons ainsi l’occasion de revenir dans cette introduction sur les contours de la tradition autrichienne, mais aussi de faire le point sur l’ambiguïté linguistique liée au terme d’« entrepreneur ». Nous serons ainsi amenés à définir notre problématique et la méthodologie employée dans ce travail.
Le « libéralisme humaniste » que nous pourrions aussi qualifier de « bon libéralisme » s’oppose au « mauvais libéralisme » que P. Salin appelle « libéralisme instrumental ou utilitariste » et pour lequel le libéralisme n’est justifié que dans la mesure où il permet d’atteindre des objectifs jugés de manière arbitraire comme désirables (2000, p. 41).
Nous laissons au lecteur le soin de juger de la pertinence de tels propos. Nous nous contentons pour notre part de souligner la manière dont Menger et son œuvre sont employés pour légitimer l’argumentation de l’auteur.
K. Vaughn a écrit un ouvrage sur la migration de la tradition autrichienne intitulé Austrian Economics in America, The Migration of a Tradition. Elle est en outre professeur à l’université Georges Mason où elle fut à la tête du département d’économie de 1982 à 1989.
Nous aurons l’occasion de revenir plus loin dans ce travail sur les liens unissant Schumpeter à la tradition autrichienne. Kirzner fait explicitement référence aux travaux de Schumpeter, même si c’est pour les critiquer. Nous renvoyons le lecteur à la partie 3, chapitre 1 de notre travail et plus particulièrement à la sous section 1.1.1., intitulée « La vigilance entrepreneuriale ». Parallèlement, Lachmann revendique explicitement l’influence de Schumpeter. Plus récemment, P. J. Boettke (2002a, p. 343) reconnaît l’appartenance de Schumpeter à la tradition autrichienne.
L’intérêt des économistes contemporains de tradition autrichienne pour la théorie de la firme est lié aux travaux de R. Coase et d’O. Williamson.
F. Sautet a publié en 2000 An entrepreneurial theory of the firm qui, comme son nom l’indique, tente de construire une théorie entrepreneuriale de la firme en s’inspirant de la tradition autrichienne.
D. Harper est l’auteur d’un ouvrage intitulé Entrepreneurship and the market process : An Enquiry into the Growth of Knowledge. Il est directeur des études du programme M. A. (équivalent à la maîtrise) depuis 2001 et directeur d’un programme de recherches sur les conditions institutionnelles de l’activité entrepreneuriale à l’université de New York. Du côté des européens, des travaux similaires ont été entrepris par N. Foss, P. Garrouste et P. Dulbecco.
Notons que cet ouvrage est en fait un recueil d’articles. Toutefois, Kirzner (1979, p. IX) revendique la légitimité d’un tel recueil dans le fait que tous ces articles traitent du « rôle de l’activité entrepreneuriale dans les processus de marché ». P. Boettke (2002a, p. 353), s’intéressant à la manière dont les économistes de tradition autrichienne utilisent l’histoire de la pensée économique, souligne que les travaux de Kirzner n’ont pas le même biais que les travaux de M. Rothbard lequel « ignore des éléments clefs dans l’œuvre des premiers économistes » et fait preuve d’une « connotation idéologique » (2002a, p. 352).