Section 1. Qu’entendons-nous par « tradition autrichienne » ?

Selon Mises (1969, p. 54), ce n’est qu’à la fin des années 1880 que l’on parle d’« école autrichienne ». Cette expression était alors péjorative puisque originellement employée par les économistes allemands pour désigner leurs opposants dans la querelle des méthodes 14 . Il semble en outre que la naissance d’une véritable « école autrichienne » ait été souhaitée par les économistes qui s’en revendiquèrent par la suite. Parmi les archives Menger aujourd’hui au Japon, une lettre au Kulturministerium 15 et datée du 19 mars 1903 semble attester de la volonté commune des économistes et du ministère impérial autrichiens de créer une école concurrente à « l’école historique allemande » 16 . Cette lettre prouve ainsi que la tradition autrichienne a constitué une institution aux deux sens du terme. Elle constitua un lieu institutionnel où était enseignée la « théorie autrichienne » au sein de l’université de Vienne. Mais la tradition autrichienne a aussi constitué une véritable institution dans le sens où elle était reconnue comme telle par ses opposants au sein de l’école historique, mais aussi par ses partisans qui se trouvaient hors des frontières autrichiennes. Nous préférons quant à nous l’expression de « tradition autrichienne » à celle d’« école autrichienne ». Il est en effet difficile de considérer les économistes contemporains comme de véritables élèves de Menger, Böhm-Bawerk ou Wieser. L’influence des fondateurs de la tradition est réelle, mais suffisamment indirecte, ainsi que nous le verrons par la suite, pour jeter un doute sur l’emploi du terme d’« école ». De plus, les économistes de la tradition autrichienne contemporaine ne se considèrent pas toujours comme appartenant à une « école ». Ils se désignent en effet plus généralement comme les adhérents de l’« économie autrichienne » 17 plutôt que de l’« école autrichienne ».

Cette tradition peut en outre se définir comme rassemblant des économistes à l’origine de nationalité autrichienne 18 . Nous entendons ainsi par « tradition autrichienne » un groupe d’économistes qui se réclament de l’héritage de Menger et défendent en général les mêmes principes.

La force et l’essence de cette tradition ont été résumées par F. Machlup (1981, pp. 39-40) en six points sur lesquels ses représentants se retrouvent avec plus ou moins de force. Cette représentation a ensuite été reprise une première fois par Kirzner en 1987 puis commentée une nouvelle fois en 2001. Nous reprenons ci-dessous la présentation de F. Machlup (1981, pp. 39-40) :

  • L’« individualisme méthodologique », entendu comme principe selon lequel tous les phénomènes économiques et sociaux peuvent s’expliquer en référence aux actions des individus pris séparément.
  • Le « subjectivisme méthodologique », à savoir le fait que toutes les actions des individus ne peuvent se comprendre en dehors des croyances, des connaissances, des perceptions et des anticipations qui leurs sont propres.
  • Le « marginalisme » selon lequel « toutes les décisions économiques, les valeurs, les coûts, les revenus, la productivité, etc., sont déterminés par le poids de la dernière unité, ou lot, ajouté ou soustrait du total ».
  • La prise en compte des « goûts ou des préférences » 19 . Machlup veut ainsi souligner le fait que, pour la tradition autrichienne, l’« évaluation subjective (utilité) des biens et des services détermine la demande de ces biens et services » ; autrement dit, que les « consommateurs ont une influence sur les prix de marché ».
  • Les « coûts d’opportunités (tout d’abord appelé loi de Wieser) ». Ce principe repose sur l’idée que « les coûts sur lesquels se fondent les producteurs ou tout autre acteur économique pour réaliser un calcul reflètent les opportunités les plus importantes qui ont dû être sacrifiées par l’emploi de services productifs dans un objectif particulier ».
  • L’importance accordée à la « structure temporelle de la consommation et de la production ».

À cette liste, F. Machlup (1981, pp. 40-41) ajoute deux 20 principes qui sont « très controversés » au sein de la tradition autrichienne :

  • La « souveraineté du consommateur » constitue selon F. Machlup (1981, p. 40) : « un objectif important, qui ne peut être atteint qu’en évitant toute interférence gouvernementale avec les marchés et toute restriction à la liberté des vendeurs et des acheteurs de suivre leur propre jugement concernant les quantités, les qualités et les prix des biens et services ».
  • L’« individualisme politique », défini comme le fait que la liberté politique est étroitement liée à la liberté économique.

Cette liste permet ainsi d’établir les frontières de la tradition autrichienne. Soulignons que l’originalité de cette tradition ne réside pas dans ces différents principes pris séparément mais bien dans la manière dont ceux-ci sont agencés les uns par rapport aux autres pour constituer un tout cohérent désigné sous l’expression de « théorie économique autrichienne ».

De nouveaux principes seront ajoutés par Kirzner (2001) pour tenir compte de l’apport des « néo-autrichiens » 21 . Les principes énoncés précédemment restent cependant pertinents pour qualifier les différentes « générations » de cette tradition.

  • « Le marché comme processus de découverte ». Cette idée mise en évidence par les économistes « néo-autrichiens » n’est pas présente chez la première génération de la tradition autrichienne, ces économistes s’attachent en effet davantage à décrire les différentes structures de marché. Ce n’est qu’avec les « néo-autrichiens » qu’est intégrée l’idée que le marché est un processus en constante évolution, marqué par des changements continus.
  • « Le choix en contexte d’incertitude sans limite [open ended uncertainty] ». Ce type d’incertitude est aussi nommé « incertitude radicale [radical uncertainty] », « ignorance partielle [partial ignorance] » ou encore « incertitude structurelle » comme le note R. Langlois (1994, p. 120). Il se distingue de l’incertitude prise en compte par la théorie néoclassique 22 , laquelle présuppose que les agents économiques aient une connaissance certaine de l’ensemble des états du monde. Ce type d’incertitude est désigné par R. Langlois (1994, p. 118) comme une « incertitude paramétrique ». Le « risque » défini comme « incertitude probabilisable », c’est-à-dire une situation où il est possible d’allouer une probabilité à la survenance d’un événement appartient à ce type d’incertitude.

Toutefois, il n’est pas toujours possible de faire l’inventaire de tous les états du monde possibles avec certitude. Il demeure donc une incertitude concernant la structure du monde qui n’est pas prise en compte par la théorie néoclassique et qui renvoie à l’« incertitude sans limite ». Cette définition de l’incertitude permet ainsi à Schumpeter, Kirzner ou Lachmann de considérer que l’entrepreneur, parce qu’il introduit la nouveauté sur le marché, modifie la structure du monde et tente de faire face à l’incertitude qui l’entoure en se laissant guider par son « intuition » pour Schumpeter, sa « vigilance [alertness] » pour Kirzner ou son « jugement » pour Shackle. Nous ne sommes donc pas très loin de la définition de F. Knight (1921, p. 20), pour qui le terme « risque » renvoie à « une incertitude mesurable » alors que le terme « incertitude » correspond à des « situations où l’incertitude ne peut pas être mesurée ». Cette incertitude est appelée « vraie incertitude [true uncertainty] ». Ainsi, F. Knight (1921, p. 233) considère que ‘« le meilleur exemple de l’incertitude réside dans l’exercice du jugement ou la formation de ces opinions concernant le cours futur des événements et non la connaissance scientifique, qui guident en fait la plupart de nos comportements »’. Cette « proximité » de pensée entre F. Knight et les autrichiens n’est pas étonnante puisque celui-ci fut très proche des fondateurs de la tradition autrichienne 23 . Sa théorie du profit fait d’ailleurs référence à de nombreuses reprises aux travaux de Menger et Wieser 24 .

La distinction de générations au sein de la tradition autrichienne a été réalisée par Hayek (1968a, pp. 460-461) lequel distingue en effet quatre générations au sein de cette tradition : la première génération serait constituée par les travaux de Menger ; la seconde génération comprendrait ceux de Wieser et de Böhm-Bawerk ; puis la troisième génération apparue durant la décennie précédent la Première Guerre Mondiale se composerait des étudiants et, plus largement, des participants aux séminaires de Wieser et Böhm-Bawerk 25  ; et enfin, la quatrième serait apparue dans les années 1920 avec entre autres les travaux de G. Haberler, F. Machlup, O. Morgenstern et P. N. Rosenstein-Rodan. Nous proposerons quant à nous un découpage générationnel différent de celui proposé par Hayek, comme nous le verrons dans la section suivante.

Notes
14.

Voir à ce propos Mises (1969, p.40) et Kirzner (1987).

15.

Voir G. Campagnolo (2002).

16.

Nous pensons ici plus précisément à la première école historique allemande dont les principaux représentants sont K. Knies et W. Roscher. Cependant, les relations entre la tradition autrichienne et l’école historique allemande étaient loin de se résumer à une simple opposition de principe comme pourrait le laisser croire la querelle du Methodenstreit qui opposa G. Schmoller et Menger et au cours de laquelle il semble que naquit la détermination autrichienne de fonder sa propre école. Nous aurons l’occasion de voir que ces relations sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît.

17.

Certains comme D. Harper (1996) parlent de programme de recherches autrichien. Nous laissons cependant la responsabilité de cette expression à son auteur. Notre objet n’est pas en effet de discuter de la progressivité d’un tel programme de recherches.

18.

Il serait peut-être plus juste de parler de nationalité austro-hongroise puisque les frontières de l’Empire austro-hongrois sont plus larges que celles de l’Autriche d’après 1918. La tradition s’est en outre étendue au-delà des frontières autrichiennes du fait de la réputation grandissante de Wieser et Böhm-Bawerk mais aussi de celle de Mises et d’Hayek.

19.

Notons que Kirzner (1987 et 2001) désigne ce principe comme « le principe d’utilité ».

20.

Nous renvoyons à l’article de F. Machlup (1981) et P. Boettke (2002b) pour plus de détails. P. Boettke affirme quant à lui que les principes sur lesquels reposent la tradition autrichienne sont presque tous acceptés par l’économie dominante de l’époque. Il en conclut que pour F. Machlup la spécificité de la tradition autrichienne reposerait sur les deux derniers principes que nous venons d’énoncer. Se pose ainsi la question de la spécificité de la tradition autrichienne par rapport à l’économie dominante. P. Boettke (2002b) conclut dans son article que cette spécificité se construit après la Seconde Guerre Mondiale au travers du développement des deux principes supplémentaires distingués par Kirzner (2001) et étudiés plus loin. Notons enfin que F. Machlup ne développe pas plus avant ces deux derniers principes. Ainsi, F. Machlup n’explique pas ce qui différencie les principes d/ qui concerne la subjectivité des préférences et des goûts individuels et f/ qui a trait à la souveraineté du consommateur.

21.

Selon Kirzner (2001), F. Machlup aurait délibérément choisi de ne pas les inclure dans sa liste. Kirzner affirme même que F. Machlup « pensait que sur ces deux points la représentation de l’économie autrichienne ne se distinguait pas de celle des « néoclassiques » ». Très curieusement, Kirzner affirme qu’au moment où F. Machlup écrit, il ne pouvait pas avoir conscience de la spécificité de l’économie autrichienne. Nous renvoyons le lecteur à la section suivante pour une définition précise de l’expression « économie néo-autrichienne ».

22.

R. Langlois fait ainsi explicitement référence à la définition de l’incertitude donnée par K. Arrow (1974, p. 36) selon laquelle « incertitude veut dire que nous disposons d’une description complète du monde que nous croyions absolument vraie » et où « chaque état de la nature est une description complète à tous les égards ». Dès lors, l’incertitude au sens défini par l’économie dominante « tient à notre ignorance de l’état qui se réalise ».

23.

En effet, l’intérêt de F. Knight pour l’activité et le profit entrepreneurial est généralement considéré comme lié à sa sympathie pour la tradition autrichienne. Toutefois, dans les années 1930, F. Knight se lance dans une controverse avec Hayek en critiquant la théorie du capital de Böhm-Bawerk. Pour un compte rendu de cette controverse nous renvoyons le lecteur à l’article de N. Kaldor (1937) par exemple.

24.

Il est d’ailleurs significatif que F. Knight (1921) ne cite pas Böhm-Bawerk.

25.

Cette génération comprendrait ainsi les travaux de Mises et d’Hayek mais aussi de H. Mayer, continuateur de la pensée de Wieser. Mais il faudrait aussi prendre en compte N. Boukharine et Schumpeter du fait de l’influence exercée sur eux par Böhm-Bawerk.