2.1. Les économistes autrichiens qui fondèrent cette tradition : Menger, Böhm-Bawerk et Wieser

Contrairement à Hayek (1968a) qui considère Menger comme le seul fondateur de la tradition autrichienne, nous préférons l’interprétation proposée par Schumpeter (1954c, pp. 134-135) : nous parlerons ainsi de co-fondation. Ce n’est en effet qu’avec la publication des premières œuvres de Böhm-Bawerk et de Wieser que les idées de Menger connurent un véritable rayonnement international 27 .

Loin d’être de simples disciples de Menger, Böhm-Bawerk (1851-1914) et Wieser (1851-1926) sont de véritables « co-fondateurs » de la tradition autrichienne comme le notent encore S. Boehm (1985) et Kirzner (1987). Ni l’un ni l’autre n’ont en effet suivi les cours de Menger 28  : ils ont terminé leurs études à l’université de Vienne bien avant que celui-ci n’y entre comme « Privatdozent ». Leur connaissance de Menger ne pouvait ainsi provenir que de l’étude des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre. Wieser et Böhm-Bawerk ont certes été influencés par Menger, mais ils ont eux-mêmes trouvé d’autres inspirations. Ils ont été très largement influencé par l’école historique allemande.

Böhm-Bawerk et Wieser ont en effet réalisé après leurs études universitaires un tour d’Europe des « principaux centres de l’historicisme à Heidelberg, à Liepzig, à Iéna, sous la direction de Knies, de Roscher, d’Hildebrand » comme le souligne M. Roche-Agussol (1930a, p. 1057). Il était d’usage alors pour les étudiants ayant fini leurs études de droit et désirant poursuivre leur carrière en économie dans l’enseignement supérieur, d’étudier dans les universités allemandes. Lors de leur passage au séminaire de K. Knies à Heidelberg, ils discutent des idées de Menger 29 .

De son passage en Allemagne, Wieser a conservé des liens avec les économistes allemands, notamment avec M. Weber qui lui permet de publier dans le premier volume de son Grundriss der Sozialökonomik en 1914. Cet aspect de l’œuvre de Wieser sera très largement dévalorisé par les économistes « néo-autrichiens ». Wieser considère en effet que la théorie économique peut expliquer comment l’économie socialiste fonctionne, alors que les « néo-autrichiens » refusent de croire qu’il soit possible d’expliquer le fonctionnement d’une économie socialiste en se fondant sur un calcul économique rationnel. Hayek ou Mises, défenseurs de la propriété privée des moyens de production et du système concurrentiel, ne peuvent qu’éprouver un certain malaise face à cet ouvrage de Wieser, Theorie der gesellsschaftlichen Wirtschaft 30 , d’où la place secondaire qui lui est dévolue par les économistes de tradition autrichienne contemporaine 31 .

De plus, Böhm-Bawerk et Wieser ont largement contribué à former et donc influencé les étudiants viennois et plus largement l’ensemble des participants à leurs séminaires. Wieser, tout d’abord, occupe une place importante au sein de la faculté de droit succédant à la chaire 32 de Menger après son départ en retraite en 1903. L’influence de Wieser s’étend aussi hors des murs de l’université : son salon reçoit, en effet, la visite de nombreux chercheurs mais aussi d’importantes personnalités faisant de celui-ci « un des centres de la vie culturelle de Bohême » dans la parfaite tradition viennoise, selon Hayek (1926, p. 117). Böhm-Bawerk anime pour sa part un séminaire auquel de nombreux chercheurs étrangers participent. Cette période d’avant la Première Guerre Mondiale a ainsi été décrite par Hayek (1968a, p. 461) comme « la période de la plus grande renommée de l’école autrichienne ». Leurs séminaires ont été suivis non seulement par les étudiants de l’université, tels que Schumpeter ou Mises, mais aussi par certains membres de la bureaucratie impériale et des austro-marxistes 33 , comme O. Bauer et K. Renner.

Nous montrerons qu’une lecture de l’œuvre de Menger qui prend en considération à la fois les notes prises par Menger pour la seconde édition des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, la seconde édition de 1923 constituée par son fils, Karl Menger, ainsi que les derniers articles écris par Carl Menger avant sa mort, est nécessaire. Cette lecture permet de faire apparaître une interprétation fondamentalement différente de celle des économistes des générations suivantes grâce auxquelles l’œuvre de Menger a été diffusée. Elle se rapproche en ce sens de l’œuvre de Wieser, en particulier de sa Theorie der gesellsschaftlichen Wirtschaft, qui est généralement considérée par Hayek (1968a, p. 460) comme en marge du reste des travaux de la tradition autrichienne.

Notes
27.

La première traduction anglaise des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre de Menger date de 1934 alors même que The positive theory of capital de Böhm-Bawerk était publiée dès 1888 et le Natural Value de Wieser l’était dès 1893.

28.

Certains commentateurs vont même jusqu’à dire que Wieser et Böhm-Bawerk furent les « élèves » de Menger du fait de l’invitation qu’ils reçurent de fréquenter sa bibliothèque personnelle !

29.

A cette occasion, Wieser présente une contribution ayant trait à la notion de coût, plus connue sous l’expression de « loi de Wieser » qui lui permet de se faire connaître (Wieser 1876).

30.

Une traduction française pourrait être Théorie de l’économie sociale. Le titre de la traduction anglaise est quant à lui Social Economics.

31.

Il nous faut noter que très peu d’auteurs intéressés par la tradition autrichienne se penchent sur l’œuvre de Wieser. Parmi les quelques exceptions nous pouvons citer E. Streissler ou R. B. Ekelund Jr.

32.

Wieser occupe ce poste jusqu’en 1926.

33.

Pour une analyse de l’austro-marxisme nous renvoyons le lecteur à L. Kolakowski (1976, p. 281-351). Nous reviendrons pour notre part sur les liens unissant O. Bauer, Schumpeter et Mises dans la seconde partie de ce travail.