Nous désignerons sous l’expression d’économistes « néo-autrichiens » la seconde génération de cette tradition dont les deux principaux représentants sont Mises et Hayek. Leurs travaux ont permis de jeter les bases de ce qui deviendra la théorie du processus de marché 34 . Ils ont ainsi introduit l’idée du marché comme processus et mis en évidence le rôle clef de l’entrepreneur. Cette conception particulière du marché est en effet absente des travaux de la première génération de la tradition autrichienne, même si le temps et le changement constituent des éléments importants de leurs analyses. Ensuite, Mises et Hayek ont contribué au développement de la tradition autrichienne au travers de leurs activités d’enseignement, mais surtout grâce aux séminaires qu’ils ont organisés et à la réputation grandissante de leurs travaux.
Dans le même temps, Schumpeter est resté très proche de la pensée des fondateurs de la tradition autrichienne, même s’il s’en sépare sur certains points pour se rapprocher des travaux de Walras. Il conserve ainsi une analyse à la fois économique, sociologique et historique telle que celles que Wieser et dans une moindre mesure Menger, ont présenté. Schumpeter propose ainsi une théorie de l’activité entrepreneuriale où l’entrepreneur est en possession du « pouvoir économique », selon l’expression de Wieser. L’entrepreneur est en outre un acteur particulier de l’histoire du capitalisme, sujet qui intéresse beaucoup Menger et Wieser dans la mesure où il leur permet de comprendre comment apparaissent et évoluent les différentes structures de marché. Du fait de la proximité de son analyse avec celle des fondateurs de cette tradition, nous avons choisi de considérer l’apport de cet auteur sur le même plan que celui des « néo-autrichiens », Mises et Hayek, dont il se sépare notamment en ce qui concerne la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel au sein d’une économie socialiste.
Mises et Hayek rompent avec le type d’analyse développé par Menger, Wieser et Schumpeter. Ils se concentrent sur la seule théorie économique, mettant de côté les apports de la sociologie ou de l’histoire 35 à la compréhension des phénomènes de marché qui les occupent.
La génération de Mises et Hayek connut tout d’abord une grande renommée grâce à leurs travaux concernant la théorie du cycle et du capital. Kirzner (2001b) montre ainsi que de 1920 à 1940 la réputation de la tradition autrichienne croît de manière régulière pour décliner ensuite très rapidement, alors même que le niveau des contributions scientifiques augmente 36 . Leur réputation atteint alors un « seuil critique » où, de l’aveu de ses représentants 37 , il était devenu embarrassant de dire que l’on appartenait à cette tradition.
Notre analyse de la contribution des « néo-autrichiens » à l’analyse de l’activité entrepreneuriale considère que le débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel au sein d’une économie socialiste constitue un point d’inflexion pour le développement de la tradition autrichienne. En effet, c’est au cours de ce débat qu’apparaissent en effet les thèmes qui seront ensuite repris par la tradition autrichienne contemporaine : le processus de marché concurrentiel, le rôle crucial de l’entrepreneur dans ce processus, le statut de la notion d’équilibre ainsi que le rôle des « institutions ». Aussi, suite à l’« arrêt » du débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel au sein d’une économie socialiste s’ouvre une période de « traversée du désert » pour la tradition autrichienne. En outre, du fait de la demande croissante d’intervention de l’État au sein de l’économie les discours anti-interventionnistes comme ceux des « néo-autrichiens » sont mis entre parenthèses. Aussi paradoxalement observe-t-on une chute de la réputation de la tradition autrichienne alors même que croît le volume de leurs contributions scientifiques 38 . Selon Kirzner (2001b), ce phénomène s’explique par le fait que les économistes « néo-autrichiens » n’avaient pas conscience de leur spécificité par rapport à l’économie dominante et n’étaient donc pas capables de prouver la valeur de leur apport à l'analyse économique.
La perspective de ces auteurs se détache de celle de la première génération en ce qu’ils rejettent, avec plus ou moins de force, l’intervention de l’État au sein du processus de marché. La plupart de leurs travaux économiques sont ainsi au service de la lutte contre l’interventionnisme. Dès les années 1920, Mises (1920, p. 27) souligne la nécessité de laisser les membres de la société agir librement, en toute indépendance. Cet argument prend la forme chez Hayek (1960a ;1966 ; 1968b ; 1979b) de la supériorité de l’ordre de marché en matière de diffusion de la connaissance, ce qui lui permet d’affirmer qu’il n’existe pas de meilleure manière de coordonner l’action des divers participants au marché que le processus de découverte des prix. Chez Schumpeter, la concurrence ne donne pas lieu au rejet des politiques interventionnistes. L’idée que la concurrence prend du temps, qui donne naissance à une conception de la concurrence comme processus dynamique, est cependant clairement énoncée par Schumpeter. La concurrence tient ainsi une place importante au sein de l’analyse de Schumpeter. Celui-ci met en évidence le lien existant entre l’activité entrepreneuriale et le monopole.
Une autre caractéristique de cette génération de la tradition autrichienne est son émigration dès les années 1930. Schumpeter s’installe définitivement aux Etats-Unis en 1932. Mises part d’abord pour Genève (1934), puis New York (1940) tandis qu’Hayek séjourne en premier lieu à la London School of Economics (1932), puis à Chicago (1952), pour finalement revenir s’installer en Europe à Fribourg, brièvement tout d’abord (1962), puis définitivement (1977). Toutefois, simple coïncidence ou non, dans les années 1970 naît un regain d’intérêt 39 pour la théorie autrichienne avec l’attribution à Hayek, conjointement avec G. Myrdal, du prix Nobel d’économie (1974).
Le « moment clef » de l’histoire de la tradition autrichienne n’est autre que le débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste. Ce débat a en effet permis de fonder la perspective de Mises et Hayek, mais a aussi constitué un tournant pour la tradition autrichienne, dans la mesure où il a établi une distance entre la première et la seconde génération de la tradition autrichienne. Plus encore, à cette époque, les économistes « néo-autrichiens » choisissent d’orienter leurs travaux sur les seuls aspects marchands de l’analyse économique et de défendre le « fonctionnement libre du marché ». Il est donc essentiel de revenir sur les circonstances dans lesquelles cette orientation a été prise. Le débat sur le calcul économique socialiste est en outre utile pour comprendre comment l’œuvre de Schumpeter, pourtant si proche de celle des économistes de la première génération de la tradition autrichienne, a pu être rejetée par les « néo-autrichiens » et pourquoi Schumpeter (1942) s’est lui-même détaché des enseignements des économistes autrichiens pour prendre une autre direction. Nous considérons en effet que l’analyse de Schumpeter concernant l’entrepreneur se situe au carrefour de la position des « néo-autrichiens » et de la position des fondateurs de la tradition autrichienne. Schumpeter s’intéresse à la fois aux différents types d’activité entrepreneuriale qui se sont historiquement succédés, mais aux conséquences de cette activité sur les relations sociales de l’entrepreneur. Autrement dit, Schumpeter mène à la fois une analyse historique et sociologique de l’activité entrepreneuriale qui s’apparente davantage aux travaux de Wieser et, dans une moindre mesure de Menger, et l’éloigne des « néo-autrichiens ». De plus, nous montrerons que la théorie de l’entrepreneur de Schumpeter fait partie intégrante de cette tradition dans la mesure où elle a non seulement inspiré les économistes de « tradition autrichienne », mais où le rapport à la théorie de Schumpeter permet de classer ces économistes en deux « tendances » distinctes. La « tendance » de la tradition autrichienne, dont Lachmann est le principal représentant avec Shackle, se rapproche en effet des enseignements de Schumpeter, Wieser et Menger, dans la mesure où elle laisse une place pour l’étude des aspects non marchands de l’activité entrepreneuriale. En effet, nous verrons que Lachmann, au contraire de Kirzner, renoue avec une perspective plus large de l’économie permettant d’intégrer l’apport des autres sciences sociales afin de mieux comprendre la nature et le rôle de l’activité entrepreneuriale.
Ainsi, Kirzner (2001b) note par exemple que F. Machlup qui consacre deux ouvrages à la concurrence n’a jamais introduit l’idée que la concurrence est un processus de découverte, voir supra.
Lorsque ces auteurs utilisent l’histoire ou la sociologie ce n’est qu’à titre d’illustration. Ils ne proposent pas une analyse sociologique ou historique des phénomènes marchands. Les derniers travaux d’Hayek qui ont plus traits à la philosophie politique qu’à la seule théorie économique pourraient cependant constituer une exception.
Nous renvoyons le lecteur au schéma dessiné par Kirzner que nous reproduisons en annexe 1. Ce schéma propose une représentation de l’évolution du niveau des contributions scientifiques et de la réputation de la tradition autrichienne de son origine à nos jours. Nous nous intéressons plus particulièrement ici à la charnière entre la période B (1920-1940), C (1940-1950) et D (1950-1970) de ce schéma.
Kirzner, qui débuta sa thèse en 1954 sous la direction de Mises, affirme lui-même qu’il est parvenu à obtenir son diplôme en dépit et non grâce à son appartenance à cette tradition. Il fut d’ailleurs l’assistant de Mises à l’université de New York. La thèse de Kirzner a été publiée sous le titre The Economic Point of View en 1969.
Le point J du schéma correspond ainsi au point de décollage des travaux de Mises et Hayek.
K. Vaughn (1994) et Kirzner (1987 et 2001) s’accordent pour situer le moment de la « renaissance de l’économie autrichienne [the revival of Austrian Economics] » au milieu des années 1970 du fait de l’obtention du prix Nobel par Hayek et de la tenue des conférences de Bellagio en 1973 et de South Royalton en 1974 ; ces dernières sont publiées dans E. Dolan (1976). Ce constat est partagé par N. Chamilall (2000, p. 54) qui s’intéresse à « la genèse du label autrichien ». Telle n’est cependant pas la vision de J. Salerno (2002b). Celui-ci insiste sur le fait que seuls les travaux de M. Rothbard ont permis un renouveau de la pensée autrichienne. Notons en outre que pour J. Salerno la seule « tendance » au sein de la tradition autrichienne qui vaille d’être suivie est celle de M. Rothbard dans la mesure où elle seule permet de suivre les enseignements de Mises. J. Salerno se montre ainsi très critique vis-à-vis de Kirzner qui se considère pourtant lui-même comme un descendant fidèle de Mises. Il écrit ainsi : « nous pourrions dire : jusqu’aux années 1970, il n’y avait pas d’école autrichienne moderne. Il y avait seulement Murray Rothbard » (2002b, p. 118). Notons que J. Salerno est professeur au sein de l’école de commerce Lubin de l’université de Pace située à New York.