2.3. Les économistes de la « tradition autrichienne contemporaine »

Nous utilisons l’expression de « tradition autrichienne contemporaine » pour désigner les élèves de Mises et Hayek dont les plus connus sont M. Rothbard et Kirzner. Ces auteurs sont essentiellement américains et s’unissent autour des principes précédemment évoqués. Trois « tendances » peuvent être distinguées. Ainsi nous suivons la définition de K. Vaughn (1994) et S. Gloria-Palermo (1999a). On trouvera plus rarement dans la littérature l’expression d’« école austro-américaine » pour caractériser les travaux de cette génération de la tradition autrichienne.

Nous préférons employer le terme de « tendance » plutôt que celui de « courant » dans la mesure où les frontières entre chacune d’elles sont assez floues. En effet, les auteurs qui appartiennent à chacune de ces tendances peuvent se séparer sur certains points, comme l’hypothèse d’une tendance à l’équilibre et se retrouver sur d’autres points, comme leur position en matière de politique économique. Ainsi, Kirzner et Lachmann s’opposent-ils en ce qui concerne l’issue du processus de marché. Toutefois, ils s’accordent tous les deux sur le fait qu’une intervention de l’État pour fixer certains prix est nuisible au bon fonctionnement du processus de marché.

La première « tendance » comprend d’anciens étudiants et fervents admirateurs de l’œuvre de Mises qui se sont réunis autour de M. Rothbard au sein de la tendance libertarienne 40 . Nous ne ferons qu’évoquer les travaux de M. Rothbard en matière d’histoire de la pensée économique notamment. L’œuvre de M. Rothbard en effet, si elle évoque parfois l’entrepreneur, ne fait que reprendre ou commenter l’analyse de Mises et de Kirzner. L’objectif de M. Rothbard 41 n’est pas en effet de comprendre le fonctionnement de l’économie, mais d’expliquer comment parvenir à une « société libre ».

La seconde « tendance » rassemble les partisans d’Hayek, lesquels s’intéressent à la notion d’ordre spontané et plus largement à la théorie du processus de marché. Les principaux représentants de cette tendance sont P. Boettke, S. Ioannides et N. Foss 42 . La théorie de l’entrepreneur développée par Kirzner appartient à cette tendance, même si elle s’inspire plus largement de la pensée de Mises. L’analyse de Kirzner met en évidence en effet l’existence d’une tendance à la coordination des actions individuelles ou tendance à l’« équilibre » au sens d’Hayek. Le processus de marché est ainsi décrit comme tendant vers un état de parfaite coordination qui ne sera toutefois jamais atteint du fait des changements incessants qui caractérisent ce processus.

Enfin, la dernière « tendance » regroupe les descendants de Lachmann qui fut l’élève de Hayek à la London School of Economics, professeur à l’université de Johannesburg et l’un des principaux conférenciers du séminaire d’été de l’université de New York. Cette « tendance » se retrouve autour de la question de l’incertitude « radicale », d’où l’expression « subjectivisme radical » 43 utilisée pour la désigner. Les principaux représentants de cette tendance sont G. O’Driscoll 44 , M. Rizzo, P. Lewin et R. Ebeling. Les travaux de ces auteurs ont pour caractéristique de mettre l’accent sur le fait que l’issue du processus de marché est indéterminée. Plus encore, Lachmann explique qu’il existe plusieurs processus de marché et différentes formes d’activités entrepreneuriales. Notons que notre travail se limitera à l’examen de la pensée de Kirzner et de Lachmann, même si nous aurons l’occasion d’évoquer les commentaires et analyses développés par l’ensemble de ces auteurs qui furent bien souvent leurs élèves.

La tradition autrichienne contemporaine se caractérise par son assise institutionnelle : les économistes autrichiens se retrouvent au sein de fondations ou d’instituts financés sur des fonds privés 45 , dont le but est de rassembler les défenseurs de et de promouvoir la « société libre » 46 . L’une des premières institutions de ce type fut fondée en 1946 par Mises 47 et L. Read 48 afin de réunir des étudiants, des intellectuels, des universitaires et, plus largement, toute personne intéressée par la défense « d’une société libre ». Cette institution est la Foundation for Economic Education (FEE) laquelle constitue encore aujourd’hui l’un des principaux points de réunion et de diffusion de l’idée de « société libre ».

Bien d’autres instituts 49 de ce type regroupent ces auteurs comme le Mises Institute 50 , le Menger Institute 51 ,l’Institute for Human Studies 52 ou le Center for Market Process 53 pour ne citer que les plus connus. Ces auteurs se retrouvent en outre dans certaines universités américaines privées ou publiques comme l’université d’Auburn, l’université George Mason 54 ou l’université de New York 55 où ils développent des programmes « autrichiens ». Ainsi, l’université privée de New York propose un programme d’économie autrichienne 56 , organise des séminaires tout au long de l’année universitaire, dont le séminaire d’été qui accueille des étudiants américains et étrangers. Parmi les instituts et centres dévoués à la pensée autrichienne 57 , le plus célèbre est sans doute le Ludwig von Mises Institute, rattaché à l’université d’Auburn, fondé par M. Rothbard et aujourd’hui dirigé par L. H. Rockwell Jr. Cet institut se veut un centre de recherches et d’enseignement du libéralisme classique et de la tradition autrichienne qui travaille dans la tradition de Mises et de M. Rothbard et s’est engagé dans la « défense de l’économie de marché, la propriété privée et des relations internationales pacifiques ». Il édite un certain nombre d’ouvrages et de revues autrichiennes 58 . Le Hayek Center s’intéresse à l’œuvre d’Hayek, sa diffusion et son développement et s’inscrit dans une démarche en terme d’histoire de la pensée économique. La Mont Pèlerin Society, enfin, a été fondée autour d’Hayek après la Seconde Guerre Mondiale. Ses membres, bien que ne partageant pas toujours les mêmes points de vue, « perçoivent les dangers de l’expansion du gouvernement, non seulement sous la forme de l’État Providence, mais au travers du pouvoir des syndicats, des monopoles industriels et dans la menace de l’inflation » 59 .

Notes
40.

Se définissent comme libertariens des auteurs pour qui « seule la coopération volontaire entre les individus – et non la coercition étatique – devrait servir de fondement aux relations sociales et économiques » et qui « défendent l’égalité formelle de tous sur le plan légal, mais se soucient peu des inégalités entre riches et pauvres, qui sont inévitables et qu’on ne peut réduire qu’en empiétant sur la liberté et en réduisant la prospérité globale » (M. Masse, 1999, p. 1).

41.

Pour un survol de l’œuvre de M. Rothbard et sa place au sein de l’école autrichienne, nous renvoyons le lecteur à J. Salerno (2002b).

42.

Notons que R. Langlois participe du même mouvement, même si sa position est sans doute plus proche de celle de la nouvelle économie institutionnelle que de la tradition autrichienne contemporaine. Nous entendons par « nouvelle économie institutionnelle » les économistes qui développent l’analyse de R. Coase et O. Williamson, plus particulièrement en ce qui concerne l’analyse de la firme.

43.

S. Littlechild (1986, p. 29) caractérise le « subjectivisme radical » comme mettant en évidence « l’imagination requise pour créer les alternatives aux décisions qui sont prises, et donc l’inévitable incertitude associée au résultat de ces décisions ».

44.

G. O’Driscoll est aujourd’hui directeur du Center for International Trade and Economics (Centre [de recherches] sur les économies et les échanges internationaux) de l’Heritage Foundation, laquelle se décrit elle-même comme « un institut de recherches et d’éducation, une « think thank » » et « une organisation de recherches sur les politiques publiques ».

45.

Ce fonctionnement de la diffusion et de l’organisation de la pensée autrichienne est né avec Mises qui, même à Vienne, s’appuyait sur des institutions extra-universitaires pour organiser des séminaires. Ce type d’activités fait ainsi écho aux célèbres « salons viennois » qu’organisaient les économistes de la première génération et où étaient reçus des hommes d’affaires et des hommes politiques. L’Empire habsbourgeois disparu, des instituts et fondations privés ont pris le relais.

46.

Si le terme de « société libre » semble discutable, il est intéressant ici de rappeler la définition de cette expression dont se porte garante la Fondation for Economic Education (FEE), dont Mises fut l’un des directeurs. Selon les statuts de cette fondation la société libre repose sur : « la liberté individuelle, la propriété privée, un État limité (limited government) et le libre échange (free trade) ». Quiconque a déjà participé à l’un de leur « séminaire » a pu se rendre compte que toute analyse économique doit avoir pour objectif de défendre le libre fonctionnement du marché et la liberté d’action de ses participants.

47.

Mises avait fait grande impression avec ses articles, parus dans les années 1942-1943, auprès du patronat américain, et en particulier auprès des principaux représentants de la National Association of Manufacturers (NAM). Ceci lui permit d’entrer en contact dès 1943 avec L. Read qui, fort impressionné par ses idées, décida de faire de celui-ci l’un des principaux membres de sa Fondation for Economic Education (FEE) dont les locaux sont encore aujourd’hui situés à Irvington.

48.

Il fut directeur général de la chambre de commerce de Los Angeles et un farouche opposant aux idées socialistes.

49.

La présentation que nous faisons ici du réseau d’influence autrichienne ne vise pas à l’exhaustivité. De nombreuses revues, maisons d’édition ou centres de recherches ne sont pas cités ici. Nous dressons un rapide panorama de ce réseau dans la mesure où il nous permet de comprendre l’enracinement et l’environnement institutionnel de la tradition autrichienne. Pour une analyse plus complète des réseaux d’influence « austro-américains » se reporter à M. Douérin (2002).

50.

Rattaché à l’université d’Auburn située en Alabama. Pour une description de cet institut, voir par exemple l’article paru dans Le Monde du 07/10/2003 sous le titre « De Vienne à Auburn, l’école libertarienne mène une lutte farouche contre l’État ».

51.

Il s’agit d’une organisation fondée par R. L. Bary, président de la « National Internet Radio ». Cet institut a pour vocation de promouvoir la recherche et la compréhension de l’économie auprès du public.

52.

Cet « institut pour les études humaines » succéda au Volker Fund comme sponsor des activités autrichiennes. Voir à ce propos la présentation critique qu’en fait J. Salerno (2002b).

53.

Ce centre de recherches est rattaché à l’université George Mason. Notons que depuis quelques années le Center for Market Process a été rebaptisé James M. Buchanan Center for Political Economy.

54.

Les principaux représentants de cette université ne sont autres que P. Boettke et K. Vaughn pour ce qui est des représentants de la tradition autrichienne proprement dite. Notons que J. Buchanan fait aussi partie de l’université. J. Buchanan est un sympathisant de la tradition autrichienne mais n’appartient pas à ses représentants car il est lui-même critique des positions autrichiennes et s’intéresse davantage aux politiques de choix public.

55.

L’université en question n’est pas l’université de Columbia mais se décrit elle même comme « une université privée dans le service public [A private university in the public service] ».

56.

La responsabilité de ce programme revient à M. Rizzo, I. M. Kirzner, D. Harper, et quelques professeurs associés : P. Boettke (Manhattan College), W. Butos (Trinity College), Y. B. Choi (ST. John University), S. Ikeda (SUNY, Purchase), J. Salerno (Pace University).

57.

L’intérêt croissant pour les idées autrichiennes a conduit un certain nombre d’universitaires intéressés par le développement de la pensée autrichienne à créer la Society of Development of Austrian Economics (SDAE), véritable association de chercheurs et universitaires contribuant au développement de l’« économie autrichienne » et dont la première présidente fut K. Vaughn.

58.

Parmi les principales revues autrichiennes nous pouvons citer : The Free Market qui s’intéresse à la scène politique d’un point de vue libéral classique ; The Austrian Economics Newsletter qui réalise un certain nombre d’interviews de personnages académiques clefs pour la tradition; The Mises Review qui fait un compte rendu des nouveaux ouvrages parus ; The Quarterly Journal of Austrian Economics qui succède à la Review of Austrian Economics axée sur le développement de la recherche ; le Journal of Libertarian Studies spécialisé dans l’étude des questions de théorie et de politique économique ainsi que de leurs applications ; enfin, le Mises Memo qui couvre les problèmes juridiques et relate les conférences et publications de l’Institut von Mises.

59.

Cette citation est extraite des statuts de la Société du Mont Pèlerin.