3.1. Qu’entend-on par « entrepreneur », « figure d’entrepreneur », « fonction entrepreneuriale », et « activité entrepreneuriale » ?

Le terme « entrepreneur » est généralement utilisé dans la littérature économique pour désigner des objets très différents. Il renvoie ainsi à un personnage, un individu particulier mais aussi à une fonction. Lorsqu’il désigne une fonction économique, il est parfois très difficile de discerner la spécificité de celle-ci par rapport aux autres fonctions économiques. Le terme « entrepreneur » est donc un terme à la signification ambiguë comme le note M. Péron (2003, pp. 30-31). Ainsi, dans l’imagerie populaire, il renvoie à l’entrepreneur individuel indépendant, dont l’exemple le plus frappant est celui de l’entrepreneur en bâtiment ou l’étudiant en informatique qui a monté sa « jeune pousse » ou même l’homme d’affaire en général. Historiquement, ce terme serait apparu selon R. Hébert et A. Link (1982, p. 13) au xiv e siècle pour désigner « celui qui entreprend » avant de céder la place à la conception de l’entrepreneur en bâtiment 60 . Au xix e siècle on peut trouver trois termes équivalents dans le vocabulaire anglais. Tout d’abord, le terme « adventurer » désigne, au xv e siècle, les marchands ayant une activité soumise à certains risques puis, au xvii e siècle, les fermiers spéculateurs terriens et directeurs de projets publiques. Ce terme est parfois employé par Schumpeter. Le second terme introduit est celui de « projector » équivalent aux deux autres termes avec toutefois une connotation péjorative d’« escroc [cheat] » ou de « gredin [rogue] » 61 . Ce terme est employé par J. Bentham par exemple. Enfin, le terme d’« undertaker », le plus connu, remplace le premier terme dès le xviii e siècle. Ce terme est employé par A. Marshall. Il est parfois employé par Mises. Il nous faut encore ajouter à la liste le terme de « promoteur [promoter] » qui est utilisé par Wieser, Schumpeter ou Mises. L’entrepreneur est donc un objet d’étude difficile à cerner puisqu’il est multiforme.

W. Baumol (1968, p. 64) souligne ainsi que ‘« l’entrepreneur est en même temps un des personnages les plus fascinants et les plus insaisissables dans la distribution des rôles des sujets de l’analyse économique »’. De même M. Blaug (1998, p. 218) considère le rôle de l’activité entrepreneuriale comme ‘« vital dans une économie fondée sur l’entreprise privée »’ 62 , alors que ‘« lorsque l’on ouvre les manuels d’économie actuels, on découvre que l’activité entrepreneuriale [entrepreneurship] n’est presque jamais mentionnée ou seulement évoquée en passant »’. Certes, il suffit d’ouvrir les principaux manuels de microéconomie utilisés aujourd’hui pour voir que le terme « entrepreneur » ne figure que très rarement dans l’index. Mais doit-on en conclure que l’entrepreneur a toujours été absent de la théorie économique et ne s’est révélé un sujet d’analyse intéressant seulement dans les années 1980 ?

La littérature consacrée à l’histoire de la théorie économique semble prouver le contraire 63 . Certes, l’entrepreneur n’a pas toujours fait l’objet d’une analyse systématique et approfondie. Pourtant, il est analysé pour la première fois par Cantillon. J. B. Say est le premier à distinguer le profit de l’entrepreneur avec le « profit » du capital, distinguant la fonction exercée par l’entrepreneur de celle du capitaliste.

M. Blaug (1998), M. Casson (1982b), R. Hébert et A. Link (1982) ou encore, dans une perspective différente, D. Harper (1996) ont affirmé que l’entrepreneur a disparu de la théorie économique dominante à la fin du xix ème siècle, à « quelques rares exceptions près » 64 . L’économie dominante s’intéresse alors davantage aux phénomènes d’équilibre et de production, ne laissant au mieux qu’un rôle marginal aux agents du changement 65 . Malgré tout, durant toute cette période de « traversée du désert » pour l’analyse de l’activité entrepreneuriale, la tradition autrichienne s’était sérieusement penchée sur le sujet. Il nous est donc apparu nécessaire de clarifier certains points de vocabulaire afin de lever toute ambiguïté linguistique.

Nous parlerons de « fonction entrepreneuriale » lorsque la spécificité de l’activité entrepreneuriale est mise en évidence par rapport aux autres activités économiques, en particulier par rapport à l’activité capitaliste et à l’activité de direction.

Nous parlerons de « figure de l’entrepreneur » lorsque le terme « entrepreneur » renvoie aux qualités individuelles particulières d’un individu ou un type de comportement spécifique. Ainsi la figure de l’entrepreneur peut renvoyer à un individu qui exerce plusieurs fonctions économiques. Plus précisément, nous verrons que l’idée de « fonction entrepreneuriale » n’est réellement introduite au sein de l’analyse autrichienne qu’avec Schumpeter. Toutefois, l’idée selon laquelle la figure de l’entrepreneur se distingue de la figure du capitaliste et du directeur d’entreprise se dessine déjà chez les fondateurs de la tradition.

Nous emploierons l’expression d’« activité entrepreneuriale » plutôt que celle d’« entrepreneuriat » ou d’« entreprenariat » pour traduire l’expression anglaise « entrepreneurship ». Ainsi, Kirzner considère qu’il produit une « théorie de l’activité entrepreneuriale ». Notons que Schumpeter ou Kirzner emploient l’expression de « théorie de l’entrepreneur » dans le même sens. Se pose alors la question de savoir ce que renferme une « théorie de l’activité entrepreneuriale » ou « théorie de l’entrepreneur ».

Nous considérons qu’une « théorie de l’activité entrepreneuriale » permet de saisir quelle est la nature et le rôle de l’activité entrepreneuriale. Ainsi la théorie doit mettre en évidence les qualités sur lesquelles repose cette activité et prendre en considération les différentes formes prises par l’activité entrepreneuriale au sein du processus de marché, voire au travers de l’évolution historique.

Notes
60.

Pour une analyse récente en langue française nous renvoyons le lecteur à M. Péron (2003, pp. 32-33).

61.

Voir pour plus de détails la thèse de doctorat de nouveau régime soutenue par N. Sigot « L’utilitarisme Benthamien à la rencontre de l’économie classique » en 1995.

62.

Notons au passage que cette citation laisse entendre que l’activité entrepreneuriale ne serait pas essentiel au fonctionnement d’une économie d’entreprises publiques.

63.

Pour un compte rendu en langue française des différents apports de l’histoire de la pensée économique à l’analyse de l’entrepreneur nous renvoyons le lecteur à l’article de M. C. Esposito (2003).

64.

Il nous paraît nécessaire de préciser que ces « exceptions » constituent cependant des apports fondamentaux dans l’histoire de l’analyse de l’activité entrepreneuriale. Dans cette perspective, il semble que ces commentateurs laissent peut-être un peu vite de côté l’apport au sein de l’économie dominante d’auteurs tels que L. Walras, V. Pareto ou A. Marshall mais aussi plus tard de F. Knight.

65.

H. Barreto (1989, pp. 47-68) souligne ainsi que la théorie microéconomique, alors qu’elle s’intéressait initialement au rôle de l’entrepreneur, laisse peu à peu ce sujet tomber dans l’oubli à partir des années 1930. Pour une analyse de la manière dont évolue l’analyse entrepreneuriale au sein de la théorie microéconomique, le lecteur se reportera à l’ouvrage de H. Barreto (1989) dans lequel celui-ci examine par exemple l’apport de L. Walras, F. Edgeworth, A. Marshall et, dans une autre perspective, M. Dobb.