3.3. Une approche critique de l’apport de la tradition autrichienne à l’analyse de l’entrepreneur

L’objet de ce travail est une étude critique de l’apport à l’analyse de la nature et du rôle de l’activité entrepreneuriale des économistes appartenant à la tradition autrichienne. L’homme étant placé dans un flux historique, les questions que les économistes se posent et la manière dont ils y répondent dépendent du contexte historique dans lequel ils se placent. Plus encore, cette optique nous a permis de mettre en évidence le fait que certains travaux en matière d’histoire de la pensée économique menés par les représentants de la dernière génération de la tradition autrichienne constituent généralement une simple quête de légitimité. Toutefois, nous ne considérons pas que les fondateurs auraient eu une vision prémonitoire de ce qu’est aujourd’hui l’analyse de l’activité entrepreneuriale pour la tradition autrichienne. Nous souhaitons montrer qu’ils ont ouvert des pistes pour l’analyse de l’activité entrepreneuriale. Notre travail nous amènera à mettre en évidence le fait que leurs descendants n’ont pas exploré toutes les pistes qu’ils ont mises en chantier. Autrement dit, nous montrerons que l’analyse de l’activité entrepreneuriale pourrait encore être poussée plus avant en reconnaissant l’importance de la dimension sociologique et historique de celle-ci. Nous ne nions pas toutefois l’apport essentiel des « néo-autrichiens » à l’analyse de l’activité entrepreneuriale, ni celui de la tradition autrichienne contemporaine qui a produit une véritable théorie de l’activité entrepreneuriale. Chaque génération a apporté une pierre à l’édifice d’une théorie de l’activité entrepreneuriale entendue comme un schéma explicatif particulier du fonctionnement du marché.

Notre travail se fonde sur une lecture relativiste 67 de la pensée de ces auteurs qui nous permet de comprendre pourquoi, au moment du débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste, les « néo-autrichiens » choisissent de se pencher sur le fonctionnement du marché. Ceci nous permettra d’expliquer comment se développe la théorie de l’activité entrepreneuriale. Plus encore, la prise en compte du contexte dans lequel se construit cette théorie de l’activité entrepreneuriale au sein la tradition autrichienne est l’occasion de mettre en évidence les ruptures et les conflits qui ponctuent cette construction. Aussi, notre travail ne se limite pas à une simple lecture « généalogique » 68 , qui se contenterait de rappeler le contexte historique dans lequel chaque génération et chaque auteur s’est trouvé ou à présenter simplement la pensée des différents auteurs pris en compte dans notre étude. L’un des écueils en effet de ce type de lecture serait de présenter une simple galerie de portraits. Au contraire, nous essayerons toujours de faire dialoguer les auteurs entre eux, de préciser leurs rapports de filiation ainsi que leurs oppositions apparentes ou réelles. En ce sens, nous aurons l’occasion de faire le point sur l’apparente opposition entre la théorie de Schumpeter et celle de Kirzner qui sera discutée au travers de l’analyse que celui-ci fournit de celui-là.

Finalement, notre lecture de l’apport de la tradition autrichienne à l’analyse de l’activité entrepreneuriale est essentiellement critique. Nous ne nous contentons pas de critiquer les auteurs de la tradition autrichienne en nous fondant sur les seuls arguments développés par les différents auteurs qui composent cette tradition. Nous nous appuyons en effet sur les travaux et les critiques d’économistes contemporains des différents auteurs pour mettre en évidence un certain nombre de limites à leur analyse de l’activité entrepreneuriale, ce qui nous amènera à une lecture « synchronique de type structural » 69 au sens de P. Dockès et J. M. Servet (1992, p. 352).

Notre travail se décompose en trois grandes parties, chacune d’elles renvoyant à une génération particulière de la tradition autrichienne selon le découpage que nous avons explicité plus haut. Chaque partie se découpe en deux chapitres.

La première partie de ce travail est ainsi consacrée à l’émergence d’un intérêt pour l’activité entrepreneuriale chez les fondateurs de la tradition autrichienne. Nous examinerons ainsi dans un premier chapitre l’apport de Menger à l’analyse de la nature et du rôle de l’entrepreneur. Menger en effet ne parle pas explicitement de fonction économique, mais présente différents « agents du processus de production ». Dès ses premiers travaux, l’entrepreneur est défini comme un agent spécifique de ce processus. Plus encore, Menger ébauche quelques pistes concernant la manière dont le rôle de l’activité entrepreneuriale a évolué avec le développement du capitalisme, reconnaissant par-là même la possibilité que l’action de l’entrepreneur ne soit pas spécifique au système de l’échange marchand.

Une approche similaire est présentée par Wieser dans la mesure où celui-ci met l’accent sur les différentes formes entrepreneuriales rencontrées dans l’histoire du capitalisme. Plus encore, nous verrons que Wieser considère que l’entrepreneur est le « chef [führer] » économique au même titre que le chef militaire est le chef de l’armée. Cette idée selon laquelle l’exercice de l’action entrepreneuriale est étroitement lié au pouvoir est d’ailleurs présente chez Böhm-Bawerk pour qui pourtant l’activité entrepreneuriale est attachée à la possession du capital. Wieser met ainsi davantage l’accent sur la spécificité de l’activité entrepreneuriale et propose une approche « sociologique » de l’activité entrepreneuriale au travers de sa typologie des formes entrepreneuriales.

Cette vision originale des fondateurs de la tradition autrichienne sera développée par Schumpeter. Nous verrons en effet dans le premier chapitre de la seconde partie que Schumpeter reste fidèle à l’esprit initié par les fondateurs de la tradition autrichienne en ce qui concerne la nature et le rôle de l’activité entrepreneuriale, alors même qu’il s’inspire de Walras pour définir sa propre théorie du fonctionnement de l’économie. Schumpeter parvient ainsi à conserver l’idée selon laquelle la fonction entrepreneuriale est liée à l’exercice du « pouvoir de direction [leadership] », ce qui lui permet de présenter une analyse des types d’entrepreneurs qui se seraient historiquement succédés, mais aussi de considérer la possibilité de l’existence d’une fonction entrepreneuriale au sein d’une économie socialiste.

Alors que Schumpeter suit la perspective des fondateurs, les « néo-autrichiens » Mises et Hayek prennent conscience de la spécificité de leur approche par rapport à l’économie dominante. Ils proposent ainsi une conception du marché non plus comme un état des choses mais comme un processus dans la mesure où ils mettent davantage l’accent sur la manière dont les agents interagissent que sur le résultat de cette interaction. En ce sens, ils se détachent des enseignements des fondateurs de la tradition et donnent une nouvelle orientation au développement de leur analyse en se consacrant désormais uniquement à l’étude du fonctionnement de l’économie de marché. Ils négligent ainsi l’aspect sociologique et historique de l’activité entrepreneuriale telle qu’ébauchée par Menger, Wieser et pourtant développée par Schumpeter.

Enfin, la troisième partie de ce travail mettra l’accent sur la théorie de l’activité entrepreneuriale présentée par les économistes de la tradition autrichienne contemporaine. Nous montrerons que Kirzner ne parvient pas à prendre ne compte toute la complexité de l’activité entrepreneuriale du fait qu’il tente de fonder une voie médiane entre l’approche dominante centrée sur l’équilibre et l’approche « subjectiviste radicale » de Lachmann qui affirme qu’il est impossible de déterminer l’issue des processus de marché.

Parallèlement, Lachmann souligne la pluralité des processus de marché et des formes prises par l’activité entrepreneuriale et met l’accent sur la nature créatrice de l’activité entrepreneuriale, renouant ainsi avec la définition schumpetérienne de l’activité entrepreneuriale. Plus encore, l’approche de Lachmann parce qu’elle admet la possibilité que l’activité entrepreneuriale puisse se développer de manières différentes selon le contexte institutionnel considéré, renoue avec l’idée présente chez les fondateurs de la tradition autrichienne selon laquelle l’activité entrepreneuriale comprend des aspects non strictement marchands.

Notes
67.

Une lecture relativiste met en perspective la pensée des auteurs par rapport au contexte dans lequel ces auteurs ont produit leurs travaux. Pour plus de détails concernant ce type de lecture nous renvoyant à M. Blaug (1981, pp. 2-3).

68.

P. Dockès et J.M. Servet (1992, pp. 353-354) définissent comme « généalogique », une lecture qui « s’intéresse aux métamorphoses des concepts ou des théories ». Pour ce qui nous concerne, il s’agirait plutôt d’une lecture « généalogique génétique » dans la mesure où nous partons des fondateurs de la tradition autrichienne pour décrire l’évolution du traitement de l’activité entrepreneuriale jusqu’aux formes contemporaines de cette tradition.

69.

P. Dockès et J.M. Servet (1992, p. 352) qualifient de lecture « synchronique de type structural » une lecture qui « privilégie la relation entre les textes contemporains ».