Partie 1. Aux origines de la théorie autrichienne : émergence d’un intérêt pour l’activité entrepreneuriale

Introduction

Cette première partie est consacrée à l’origine de la théorie autrichienne de l’activité entrepreneuriale. La question à laquelle nous nous intéressons est celle de savoir s’il existe chez les fondateurs de la tradition autrichienne une analyse de la nature et du rôle de l’entrepreneur. Cette analyse peut prendre plusieurs formes, selon que les auteurs considérés traitent explicitement ou non de l’entrepreneur. Toutefois l’analyse qu’ils en font demeure partielle. Ceci trouve une explication si l’on replace leur pensée dans le contexte de l’économie politique de l’époque. L’objectif poursuivi par ces auteurs n’était pas de produire une analyse de l’entrepreneur. Ils s’attachaient à comprendre au mieux le monde qui les entourait : ils cherchaient à mettre en évidence les principes permettant d’expliquer comment des phénomènes économiques élémentaires évoluent vers des formes plus complexes. Ainsi Menger conclut-il la préface de la première édition allemande des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre en affirmant que l’étude des relations causales entre les phénomènes étudiés impliquant les produits et les agents de la production permet non seulement de construire une théorie des prix, mais surtout, de comprendre les autres processus économiques. L’entrepreneur est alors perçu du point de vue de son rôle dans le processus de production, mais plus largement au travers de l’évolution du capitalisme. Celle-ci a vu s’accélérer la division du travail et se détacher différentes fonctions économiques : le capitaliste se distinguant de l’entrepreneur. L’entrepreneur est considéré en dehors de toute appartenance sociale, seule la fonction économique étant considérée.

L’accent mis sur l’évolution du capitalisme et le rôle de l’entrepreneur au sein du processus de production a ainsi conduit les fondateurs de la tradition autrichienne à considérer l’entreprise, comme le seul lieu de l’accumulation du capital. Pour Hayek, les fondateurs de la tradition autrichienne, Menger en particulier, ont jeté les bases d’une conception particulière de l’économie qui est aujourd’hui désignée par l’expression « théorie du processus de marché ». Nous souhaitons ici proposer une lecture différente de la conception de l’économie des fondateurs par rapport à la lecture donnée par les descendants de la tradition autrichienne, notamment les auteurs de la seconde génération que nous étudierons dans une seconde partie.

Nous nous attacherons ainsi à retracer les circonstances de la naissance de cette tradition. Nous montrerons que celle-ci est symptomatique d’une certaine euphorie économique et politique. La position particulière des économistes autrichiens a été profondément marquée par l’influence de la pensée des économistes classiques 70 ainsi que par la situation économique et politique de l’Empire.

L’Autriche-Hongrie connaît un développement industriel plus tardif par rapport aux autres nations européennes et possède une position moyenne dans la voie à l’industrialisation. Les méthodes industrielles modernes ont été introduites en Autriche à des dates différentes selon les régions. Ainsi, comme le note P. Verley (1992, p. 118), ‘« certains historiens tchèques montrent qu’une révolution industrielle est terminée entre 1800 et 1870, [alors que] d’autres se demandent si l’Autriche a commencé son industrialisation en 1914 »’. Dans les années 1880, l’industrie métallurgique autrichienne avait encore un siècle de retard notamment du fait de la période de récession qui suivit le krach boursier de 1873 71 . L’industrialisation demeurant concentrée dans certaines régions (Vienne et ses environs, Bohème-Moravie, Lombardie-Vénitie), la situation économique est encore très inégalitaire au moment où Menger finit ses études. Croissance et développement industriels ne sont réellement impulsés qu’après 1850 avec la disparition du système seigneurial. L’influence viennoise est menacée sur divers fronts d’abord à l’extérieur avec la rupture des liens avec l’Allemagne en 1866 lors de la victoire de Bismarck, laquelle met un terme à la présence des Habsbourgs dans ce pays. Puis, la division de l’Autriche-Hongrie en deux parties souveraines tend à remettre en cause son unité intérieure, ce qui est encore accentué par le gouvernement libéral élu en 1879, l’Autriche et la Hongrie prenant des chemins politiques différents.

La particularité de ce climat fonde selon nous la spécificité de la pensée des fondateurs de la tradition autrichienne. Nombres d’ambiguïtés ou contradictions relevées par leurs commentateurs ne peuvent être surmontées qu’en se référant au contexte du développement des idées autrichiennes. Sur le plan de la politique économique, les mesures proposées par les économistes étaient loin de satisfaire au principe de non-intervention développé plus tard par Mises ou Hayek. La position des fondateurs de la tradition autrichienne apparaît plutôt comme un compromis entre les aspirations libérales des classiques allemands et l’influence de la « bureaucratie joséphiste » (W. Johnston 1972, pp. 15 et 93). La bureaucratie créée sous le règne de Marie-Thérèse (1740-1780) s’est développée dans tous les aspects de la vie autrichienne. Originellement son but était d’‘« uniformiser l’empire, occidentaliser les populations non germaniques et apprendre à tous et à chacun à se soumettre aux édits de la couronne »’ (W. Johnston 1972, p. 49). La centralisation excessive de l’administration et le poids exercé par l’État dans toutes les activités des individus inspirait plus de crainte que d’admiration à la population. Or, c’est dans ce climat particulier que se développe la pensée autrichienne cherchant à introduire des éléments de libéralisation tout en se gardant d’attirer sur elle les foudres du pouvoir impérial.

Aussi, l’interprétation soutenue par la génération ultérieure semble oublier une part importante de l’œuvre des fondateurs. Nous montrerons qu’une lecture différente de l’œuvre de Menger, Wieser et même Böhm-Bawerk est possible et même souhaitable. Le libéralisme économique et politique de Menger ou Wieser critique une certaine organisation des pouvoirs politiques et économiques qui s’inscrit dans le cadre de l’Autriche-Hongrie de cette époque. Profondément impliqués dans leur propre histoire économique et politique, les auteurs de la deuxième génération se sont laissés éblouir par cette critique, à laquelle ils ont fini par réduire l’intérêt de l’œuvre de leurs prédécesseurs. Un tel discours a pu se prolonger jusqu’à nous parce qu’il permet de justifier l’engagement de ces auteurs dans le renouvellement de l’approche libérale 72 .

De ce fait, malgré les avertissements lancés par K. Polanyi dès les années 1950 73 , les quelques auteurs qui se sont élevés contre cette interprétation n’ont été que très peu écoutés. Ainsi, G. Hodgson (2001b, p. 91) peut-il affirmer : ‘« il doit être souligné que le groupe « autrichien » était plus large dans ses conceptions que ce qu’il est devenu plus tard, lorsqu’il était mené par von Mises et Hayek ».’

Aujourd’hui, il semble que l’originalité de l’approche autrichienne par rapport à l’approche marginaliste soit généralement admise. Néanmoins, la revendication de l’héritage mengerien d’un certain nombre d’auteurs est discutable.

Dans un premier temps, nous analyserons d’un point de vue critique la manière dont les auteurs des générations ultérieures ont interprété l’œuvre de Menger. Ceci nous permettra de revenir sur le contexte de l’émergence de la tradition autrichienne.

Puis, nous nous intéresserons à la manière dont Menger intègre l’activité entrepreneuriale au travers de son analyse de la production des biens, où il souligne le rôle de l’incertitude et de l’erreur sur l’activité productive et plus généralement l’activité humaine. L’activité entrepreneuriale apparaît chez Menger contrainte par la toute puissance de la bureaucratie étatique ainsi que par l’incertitude et la nature fondamentalement incomplète de la connaissance.

Dans un second temps, nous examinerons la manière dont ses deux co-fondateurs, Böhm-Bawerk et Wieser, ont traité l’activité entrepreneuriale. Nous verrons que ceux-ci ont introduit une dimension supplémentaire à l’analyse : la prise en compte des relations de pouvoir et des conditions sociales de son exercice. Après avoir rappelé le rôle accordé à l’entrepreneur-capitaliste dans la théorie des détours de production de Böhm-Bawerk, l’expérience de celui-ci au ministère autrichien des finances sera l’occasion de mettre en évidence comment celui-ci envisage concrètement le rôle de l’activité entrepreneuriale. Nous verrons alors quelles conséquences la définition d’un objectif de stabilité budgétaire et monétaire peut avoir sur le développement de l’action entrepreneuriale.

Puis, nous nous intéresserons à l’apport de Wieser à l’analyse de l’entrepreneur et sa typologie des formes entrepreneuriales, lesquelles s’inscrivent dans une réflexion plus large que celle de Menger ou Böhm-Bawerk, alors centrée sur l’organisation du système capitaliste. L’analyse de l’entrepreneur s’insère dans des rapports de force et de pouvoir qui évoluent avec l’organisation de ce système capitaliste.

Notes
70.

Nous verrons que Menger est très largement influencé par les classiques anglais mais surtout par la lecture qu’en font les économistes classiques allemands.

71.

Pour plus de détails concernant l’histoire économique de l’Autriche-Hongrie sur la période 1815-1918 voir notamment J. Bérenger (1990 et 1994) et E. März (1991, pp. 34-54).

72.

Nous faisons ici référence à l’engagement politique de Mises et Hayek présent bien avant la Seconde Guerre Mondiale et qui conduisit notamment à la création de la société du Mont Pèlerin en avril 1947, voir G. Dostaler (2001, p. 18). C’est en effet dans les années 1940 que « la croisade contre l’étatisme » devint le fer de lance de la pensée autrichienne. 

73.

Les premières remarques de K. Polanyi concernant ce point apparaissent dans K. Polanyi (1977). Notons que cet article fut rédigé dès 1951.