Chapitre 1. Pour une autre lecture de l’œuvre de Carl Menger

Introduction

L’acte fondateur de la tradition autrichienne réside dans la parution en 1871 des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (ou Principles of Economics dans leur traduction anglaise) de Carl Menger (1840-1921). Cet ouvrage constitue l’une des trois œuvres à l’origine de la « révolution marginaliste » avec The Theory of Political Economy publiée par S. W. Jevons la même année et les Eléments d’économie politique pure de L. Walras dont la publication commence en 1874. Menger s’est intéressé à divers sujets tout au long de son existence : produisant notamment une théorie de la valeur mais aussi une théorie des besoins et des biens, s’intéressant aux questions méthodologiques et au statut de l’économie ou encore aux problèmes monétaires.

Sans remettre en cause la filiation existante entre Menger et ses successeurs au sein de la tradition autrichienne, il nous semble que son apport ne peut être réduit aux thèmes précédents. D’autres éléments tendent à remettre en cause l’homogénéité même de son œuvre. Face aux accents libéraux 74 des cours donnés au prince Rudolf, on peut opposer en effet les nombreux passages où Menger souligne l’importance de la mise en place d’une réglementation concernant les conditions de travail. De même, les critiques méthodologiques émises par Menger envers la jeune école historique allemande contrastent avec l’influence des mêmes économistes allemands dans sa formation comme dans ses œuvres. Enfin, la vision de l’individu à la recherche de sa satisfaction développée par Menger (1871d, pp. 95-96) ne l’empêche pas de porter un profond intérêt au rôle de l’incertitude, de l’erreur et de la connaissance dans d’autres passages du même ouvrage. L’objet de ce chapitre est de souligner que la lecture de son œuvre offre une interprétation différente de celle généralement présentée par la tradition autrichienne.

Plus encore, nous pensons que l’œuvre de Menger doit être considérée dans son ensemble. Il semble que les travaux réalisés durant les dernières années de son existence contredisent certaines idées précédemment développées au cours de sa carrière. La réaction des générations ultérieures fut d’occulter ces travaux sous le prétexte que Menger se serait éloigné de son inspiration originelle, étendant son analyse au-delà des seules économies d’échanges modernes (K. Polanyi 1977, p. 22). Contre ces auteurs, nous montrerons qu’une autre lecture de l’œuvre de Menger est possible.

Notes
74.

Par l’expression « accents libéraux » nous nous référons à une interprétation particulière de ces cours donnés au jeune prince Rudolf, laquelle considère trouver ici la défense du marché libre et un rejet de l’immixtion gouvernementale et plus largement de l’autorité étatique dans le fonctionnement de l’économie.