Section 1. Richesse et complexité de l’œuvre de Menger

En effet, nombre d’auteurs encore aujourd’hui revendiquent l’héritage de Carl Menger faisant de celui-ci le fondateur d’une « version autrichienne » du libéralisme.

Une telle démarche est fondamentalement rétrospective et nous semble donc préjudiciable pour la portée de la pensée de Menger : « elle suppose un progrès linéaire du savoir économique et ne s’intéresse pratiquement qu’à lui », « ce mode de lecture correspond généralement à une quête de légitimité » (P. Dockès et J.M. Servet 1992, pp. 353-354). Nous pouvons ainsi reprendre à notre compte les remarques de M. Douérin (2002) pour les appliquer à la pensée de Menger. M. Douérin dénonce en effet l’instrumentalisation de la pensée d’Adam Smith visant à fonder scientifiquement une pensée politique et donc une idéologie à la fois extensive et protéiforme : le libéralisme 75 . Cette critique peut selon nous parfaitement s’appliquer à la lecture qui est faite de Carl Menger. D’anciens auteurs sont mobilisés afin de justifier une position contemporaine : le lecteur est alors conduit à reconstruire les textes étudiés à partir de concepts contemporains.

L’ouvrage de K. Vaughn (1994) est de ce fait significatif. S’intéressant à la migration de la tradition autrichienne, K. Vaughn souligne que « les autrichiens modernes de tous genres font remonter leur origine aux écrits de Carl Menger et en particulier à ses Principles of Economics » (1994, p.12). Elle avoue d’ailleurs que les économistes qui se réclament de son héritage n’ont qu’une connaissance indirecte de l’œuvre de Menger (1990, p. 379). La lecture la plus couramment utilisée est l’interprétation que font Mises et Hayek de l’œuvre de Menger. Celle-ci provient essentiellement de la publication de Human Action de Mises dont de larges sections constituent selon K. Vaughn (1990, p. 397) « la reprise et l’élaboration des idées de Menger » et des travaux développés par Hayek concernant la connaissance à l’occasion notamment du débat sur la possibilité d’un calcul économique rationnel en régime socialiste. Elle vise à retracer les fondements du libéralisme autrichien actuel et tend à faire de Menger un défenseur du marché libre et de l’État minimal.

Une mise en perspective de l’œuvre de Menger nous paraît plus que nécessaire dans la mesure où, sans cela : ‘« nous risquons tout simplement d’appliquer à leur propos [les textes du passé] un paradigme inadéquat : nous les ferons répondre à des questions qu’ils ne se posaient pas, et nous les ferons parler de ce dont ils ne parlent pas »’ (J. F. Spitz 1989, p. 135). Dans ce type de lecture, toutes les contradictions disparaissent au profit d’une image policée de l’œuvre telle que la conçoit et l’utilise l’auteur. Nous ne pouvons caractériser Menger comme le fondateur du libéralisme autrichien et de sa vulgate ultra-libérale, sans quoi nous serions conduit à reconstruire a posteriori un énoncé qui ne peut être compris, comme tout énoncé, que dans le cadre de sa production. J. F. Spitz (1989, p. 138) écrit ainsi : ‘« il est indispensable de sortir du texte lui-même pour étudier de manière systématique l’ensemble des usages qu’il est possible de faire – à une époque donnée – d’une même idée ou d’un même thème ».’

Aussi, nous nous attacherons dans un premier temps aux raisons pour lesquelles le type de lecture proposé par les économistes de la tradition autrichienne contemporaine ne nous semble pas pertinent. Sans toutefois tomber dans un autre extrême, consistant à réduire l’œuvre de Menger à ses seules influences, nous étudierons le contexte historique et l’univers intellectuel au sein desquels s’inscrit Menger afin d’enrichir notre compréhension de son œuvre. Ce faisant, c’est la richesse et la complexité de celle-ci qui seront mises en évidence au travers d’un retour nécessaire sur son histoire personnelle et professionnelle, laquelle est fortement influencée à la fois par l’histoire économique et politique de l’Autriche-Hongrie et par la situation de l’économie politique à cette époque. Nous reviendrons sur l’ère libérale que connut l’Empire austro-hongrois, ce qui nous amènera à examiner la position de Menger vis-à-vis de la politique économique et sa conception de l’État. Contre certaines idées reçues, nous mettrons en évidence que la pensée de Menger n’est ni aussi proche de celle des économistes classiques, ni aussi éloignée de celle de l’école historique allemande : Menger a non seulement bénéficié de l’enseignement de ceux-ci, mais il a reconnu à de nombreuses reprises sa dette vis-à-vis de K. H. Rau notamment. Enfin, nous soulignerons l’intérêt de réexaminer l’apport des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre. L’histoire économique et politique de l’Autriche-Hongrie permet en effet de souligner le fait que la lecture la plus courante de l’œuvre de Menger se fonde sur des idées et des concepts qui n’existaient pas à cette époque. L’exemple le plus frappant de ce fait est l’emploi du terme « economizing » 76 dans la traduction anglaise des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre mais aussi dans la traduction des cours au prince Rudolf 77 . En outre, si l’on se réfère à la seconde édition allemande de 1923, il apparaît que l’économie suive « deux directions élémentaires de l’économie », ce qui ouvre la voie à une interprétation différente de l’œuvre de Menger.

Notes
75.

Le libéralisme apparaît en effet aussi bien sous la forme d’un système de pensée unifié autour de prescriptions de politique économique visant à mettre fin à l’interventionnisme (de l’État ou des syndicats) que comme l’objet de désaccords entre ses représentants sur la définition de « l’essence du libéralisme ». M. Douérin (2002, p. 13) considère ainsi le libéralisme comme « une tentative historique continue pour créer un corps doctrinal transhistorique et inventer une tradition indissolublement scientifique et éthique à partir de textes très variés qui s’étalent entre 1750 et 1930 ». Nous reprendrons ici la définition proposée par M. Foucault (1979, p. 109) qualifiant le libéralisme de « système soucieux du respect des sujets de droit et de la liberté d’initiative des individus », à la fois « principe et méthode de rationalisation de l’exercice du gouvernement » (1979, p. 110) dans lequel « le marché comme réalité et l’économie politique comme théorie ont joué un rôle important » (1979, p. 114).

76.

Nous renvoyons le lecteur à la sous section 2.1.3. « Le sens du terme « économique » selon Menger et ses conséquences pour la représentation de l’activité entrepreneuriale » de ce chapitre où nous traitons cette question en détails.

77.

Voir par exemple E. Streissler (1994, p. 35).