1.1. Pourquoi relire Carl Menger aujourd’hui ?

1.1.1. L’expérience « libérale » de la « Bureaucratie joséphiste » : la situation de l’enseignement et des intellectuels en Autriche 

S’intéressant à la période de formation intellectuelle des fondateurs de la tradition autrichienne, E. Kauder (1957) souligne l’influence des « philosophes réalistes allemands » (Herbart, Bolzano, représentant autrichien de la pensée de Leibniz, Grillparzer ou Stifter) 78 et des préceptes religieux inculqués aux étudiants dès leur jeune âge. Grec et latin étaient étudiés dans les lycées : ‘« en obligeant des adolescents à lire des auteurs dont l’expérience dépassait infiniment la leur, le gymnase (le lycée) préparait les plus doués de ses élèves à jongler avec les abstractions. Un penseur qui avait ingurgité Sophocle à dix-huit ans n’hésiterait aucunement par la suite à formuler ses propres maximes »’ (W. Johnston 1972, p. 74).

L’enseignement d’économie dans les universités autrichiennes était quant à lui assuré par les facultés de droit et de sciences sociales des universités (Rechts und staatwissenschaftliche Fakultäten). Le mode d’enseignement de l’économie en Autriche était très particulier puisque divisé en deux chaires distinctes 79  : une chaire de théorie économique à laquelle furent rattachés les économistes de la tradition autrichienne et une chaire de politique économique. Cette séparation stricte entre les deux sphères de l’économie pourrait être à l’origine de la position méthodologique de Menger. Elle fournit sans doute aussi un élément d’explication concernant la contradiction apparente entre les préceptes de théorie économique empreints de libéralisme et les idées concernant la politique économique que l’on trouve chez Menger.

Ainsi, E. Kauder affirme-t-il que la pensée autrichienne est la combinaison entre d’une part la philosophie aristotélicienne 80 et, d’autre part, l’ordre autocratique de la « bureaucratie joséphiste ». Les idées autrichiennes concernant la condamnation du laissez faire et la détermination d’une sphère d’influence pour l’action étatique seraient le produit de ces enseignements (E. Kauder 1957, p. 425). Toutefois, il nous semble que l’argumentation de E. Kauder est discutable. L’étude des philosophes grecs et latins ne peut fournir une explication de la direction suivie par Menger 81 . La pression constante exercée par l’État sur les intellectuels nous semble bien plus éclairante pour expliquer l’attitude des économistes vis-à-vis du rôle de l’État et de la politique. La position de cet auteur s’inscrit selon nous davantage dans un large mouvement touchant l’ensemble des intellectuels autrichiens.

En 1850, la réforme du système éducatif du comte Léo Thun (1811-1888) place lareligion et l’obéissance à l’État au second plan, chaque enseignant se spécialisant dans son domaine de prédilection 82 . Toutefois, les liens entre l’université et l’État restent très présents. Le poids de l’État et de l’aristocratie pèse encore beaucoup sur les perspectives et les stratégies de carrière 83 . Censure, police secrète et paperasserie sont les outils privilégiés employés par la « bureaucratie joséphiste » : ils lui permettent de contrôler toute action, tout discours qu’elle considère pouvoir lui porter atteinte. Ces entraves au développement de l’action politique ont créé une situation particulière pour les pays d’Europe Centrale qui n’ont donc pas suivi les traditions française et allemande sur ce point 84 .

Dans le même temps, il est difficile pour les intellectuels autrichiens de dénoncer un État qui leur fournit identité et moyens de subsistance (C. Charles 2001, pp. 279-289). Deux types d’arguments peuvent être avancés pour soutenir cette idée : l’un idéologique et sémiologique et l’autre historique.

Selon certains, l’attachement des intellectuels allemands et autrichiens à l’État serait lié à la définition que ceux-ci lui conféraient alors. Ainsi, il n’existerait pas de distinction entre l’État et la société civile dans la pensée économique allemande de l’époque 85  : dans les pays germanophones « l’État désigne l’organisation sociopolitique » où le social ‘« est une construction sans fin, une régulation permanente de la part du gouvernement grâce à une administration prudente et sage et à une juste appréciation des besoins de chacun, de façon à atteindre le bonheur et l’ordre »’ (P. Steiner 1990, p. 1082).

L’administration de l’État n’a cessé de se développer au détriment des administrations provinciales. Les constitutions accordées par l’Empereur aux provinces n’ont été que complaisances envers la noblesse. Les provinces sont ainsi restées fortement contraintes par l’État 86  : aucune autorité réelle ne leur a été accordée. L’Autriche est encore à cette époque un État féodal, une « société d’ordres » dominée par la noblesse.

Néanmoins, certaines régions cherchent à se détacher de l’emprise bureaucratique, en témoigne le mouvement révolutionnaire qui éclate en Hongrie, à Prague, en Italie et même à Vienne au lendemain de la révolution de février 1848 en France. Cette tentative révolutionnaire est cependant étouffée par l’armée (1849). La répression et la peur de l’État resurgirent bientôt, laissant place à nouveau à la censure : de nombreux intellectuels durent se réfugier à l’étranger.

Dans un tel cadre, l’expérience libérale que connaît l’Autriche-Hongrie dans les années 1870 reste marquée par l’autoritarisme et la toute puissance de l’État et de son appareil bureaucratique, ce qui permet à C. Charles (2001, p. 288) de décrire cette situation comme marquée par ‘« un libéralisme incomplet, une démocratie inachevée, la coexistence de l’autoritarisme (à la russe) et du progrès à l’occidentale, un haut niveau de légitimité des activités intellectuelles et une faible autonomie des intellectuels »’.

Arrivés au pouvoir pour appliquer les nouvelles lois constitutionnelles 87 , les libéraux allemands restent au pouvoir jusqu’en 1879, date à laquelle ils en sont définitivement écartés suite à la perte de la majorité lors des élections du Reichsrat. Le cabinet libéral du prince Alfred Auersperg est alors remplacé par le cabinet Taaffe, ami personnel de l’empereur, dont la politique s’appuie sur les conservateurs et l’aristocratie foncière favorables à l’Eglise catholique, à la décentralisation ainsi qu’à la politique des nationalités. J. Bérenger caractérise cette période allant de 1867 à 1879 d’« ère libérale » (1994, p. 106) pour la distinguer des deux périodes qui l’entourent. La collaboration entre l’empereur et le Reichsrat a été facilitée par l’attachement des « libéraux » à la grandeur de l’État et au centralisme. Même si l’expérience « libérale » autrichienne a permis une réorganisation de l’armée et de l’enseignement, elle fut loin cependant de rompre avec la logique de la toute puissance bureaucratique. Bien après la constitution de 1867 et indépendamment de la proclamation de l’état d’urgence ou de la loi martiale, « la bureaucratie se sentait libre d’interdire ou de dissoudre tout rassemblement » politique (A. Gerschenkron 1977, pp. 8-9). L’Empire habsbourgeois était incapable de sortir de la logique autoritaire : chaque tentative d’allègement de la pression étatique se soldait par un échec.

La politique n’est donc pas une activité « naturelle » pour les intellectuels autrichiens. Si en privé les citoyens pouvaient maugréer contre l’État, ils se gardaient bien de l’affronter directement. Certes, le nationalisme ambiant constituait une pression politique certaine. Mais, si l’on se réfère à l’expérience autonome que connut la Hongrie, l’affrontement avec l’appareil bureaucratique impérial est resté la seule action proprement politique 88 . Or, en refusant toute action politique les intellectuels autrichiens se sont enfermés dans une logique déstructurante dont seule la Première Guerre Mondiale a constitué une issue.

Aussi, il n’est pas étonnant que les fondateurs de la tradition autrichienne, et en particulier Menger, n’aient pas cherché à s’opposer à la toute puissance de la « bureaucratie joséphiste ». Les idées « libérales » défendues par ces auteurs n’avaient pas pour objectif d’abolir le pouvoir bureaucratique, mais plutôt de l’assouplir. Le sens du terme « libéral » employé par et pour ces auteurs correspond davantage à une volonté de réduire le poids de la « bureaucratie joséphiste », autrement dit de la réformer et non de la faire disparaître.

Les participations ministérielles de Böhm-Bawerk et Wieser aussi bien que l’engagement de Böhm-Bawerk dans le débat avec Hilferding et l’expérience de Menger comme tuteur auprès du Prince Rudolf ou son activité journalistique appuient cette hypothèse.

Ainsi, Menger débute en 1863 sa carrière journalistique 89 dans un journal local et la termine douze ans plus tard au service du journal officiel Wiener Zeitung dont il assure la direction éditoriale de la section économique. En prise avec les réalités politiques quotidiennes qui animent les journaux viennois, il ne cherche pas à militer contre le gouvernement, mais choisit d’entrer au service de presse du gouvernement autrichien, position qu’Hayek (1992, p. 68) qualifie de « tremplin vers de hautes fonctions officielles ». L’activité de Menger en ce sens ne rompt pas avec la position du gouvernement autrichien. Loin de s’opposer violemment aux pratiques bureaucratiques les fondateurs de la tradition autrichienne ont tout au plus parfois cherché à les modifier.

Notes
78.

Les auteurs que nous qualifions de réalistes se montrent conservateurs vis-à-vis de la hiérarchie sociale. Ils se séparent cependant sur de nombreux autres points. Nous nous référons en fait ici à la position de E. Kauder laquelle est très vivement critiquée par W. Johnston (1972, pp. 95-96) : « Bien qu’il semble exister un parallèle entre la foi des économistes dans le droit naturel (natural law) et la doctrine herbatienne des realia, on ne saurait prouver formellement la thèse d’une influence directe. Il est néanmoins vraisemblable que les économistes ont hérité leur refus de l’interventionnisme de l’impartialité traditionnelle de la bureaucratie joséphiste », (termes soulignés par l’auteur).

79.

E. Streissler (1988, pp. 32-33).

80.

Cette perspective est aujourd’hui partagée par G. Campagnolo (2000 pp. 182-193 et 2002).

81.

Les recherches poursuivies actuellement par G. Campagnolo dans le cadre de son programme au CNRS au sein des archives de la bibliothèque Menger permettront peut-être de donner une idée plus précise des réflexions de Menger à ce sujet.

82.

Le premier lycée réformé fut l’Akadelisches Gymnasium fréquenté notamment par Ludwig von Mises. Parallèlement, Wieser et Böhm-Bawerk furent les élèves du Schottengymnasium, moins laïque et mieux vu par la noblesse.

83.

Les professeurs étaient fonctionnaires. En tant que tels ils recevaient leur nomination après l’acceptation du ministère et devaient obéir à ses ordres. Après les années 1870, néanmoins, une certaine liberté académique leur était accordée, le contenu de leur cours étant laissé à leur libre appréciation.

84.

Rappelons qu’à la même époque en France et en Angleterre de nombreuses possibilités d’action collective sont offertes : les intellectuels renouent avec les réflexions sociales, s’engagent et militent pour la mise en place de réformes sociales. Le champ intellectuel est partagé entre les conservateurs fidèles à une image ancienne et les défenseurs de la modernité et de la démocratie. Dans les pays d’Europe Centrale et Orientale, l’autonomie et la liberté des intellectuels ne sont toujours pas à l’ordre du jour. Le rapport au pouvoir et à l’État reste au cœur des débats entre intellectuels : « nationalistes anti-occidentaux » attachés aux élites et réformateurs militants favorables à la cause internationale du socialisme s’opposent.

85.

Nous évoquons simplement ici les liens entre la tradition caméraliste et le classicisme allemand. Nous reviendrons sur ce point à l’occasion de l’étude de l’influence des classiques allemands sur Menger.

86.

Depuis le XVème siècle, chaque province est dotée d’une institution, la Diète, dont le seul pouvoir est de répartir et de lever les contributions foncières, selon les coutumes locales en vigueur. Régies par la petite noblesse locale, les Diètes sont «  plus soucieuses de contrôler l’administration que de s’engager dans de grands débats politiques. La seule exception notable était la Diète hongroise, qui ressemblait à un véritable parlement bicaméral  » (J. Bérenger 1994, pp. 23-24). L’activité politique reste donc très restreinte, la «  bureaucratie joséphiste  » contrôlant tout le champ politique ou plutôt le contraignant.

87.

Nous faisons ici référence aux lois de décembre 1867 visant à mettre en conformité la constitution autrichienne avec la constitution hongroise et donnant à l’Empire un régime représentatif. Ces lois visaient à reconnaître au moins en apparence les différentes nationalités existant au sein de l’Empire. Pour plus de détails nous renvoyons le lecteur à J. Bérenger (1994, pp. 90-91).

88.

Pour plus d’informations concernant la situation politique intérieure et la montée des nationalismes hongrois et tchèques cf. J. Bérenger (1994, en particulier pp. 110-115) et A. Gerschenkron (1977, en particulier chapitre 1)

89.

Menger participe notamment à la création avec son ami M. Szeps, du journal Wiener Tagblatt. Ce journal change bientôt de titre pour Neue Wiener Tagblatt (Le nouveau Quotidien viennois). Il demeura un des journaux viennois les plus influents. Certains des articles anonymes publiés dans ce journal seraient d’ailleurs de la main de Carl Menger selon Hayek (1992, p. 68). Pour K. Yagi, ce journal aurait eu des sympathies avec le libéralisme allemand.