1.1.2. Les idées de Menger en matière de politique économique

Il est généralement admis que Menger, nous l’avons évoqué, est le fondateur de la tendance autrichienne du libéralisme dont les principaux représentants ne sont autres que Mises ou Hayek 90 . L’accent libéral des cours dispensés au jeune prince héritier Rudolf a servi de justification à l’interprétation soutenue par ses descendants 91 .

Durant l’année 1876, Menger exerce la fonction de tuteur auprès du jeune prince héritier Rudolf (1858-1889) 92 , fils de l’empereur François-Joseph (1830-1916). Il lui donne un cours d’économie générale qui comprend deux parties : la première traite de politique économique et des problèmes financiers et monétaires et la seconde est un cours de « statistique » concernant les conditions des différentes provinces de l’Empire habsbourgeois. Les liens qu’il a noué avec le prince sont tels que de nombreux biographes du prince Rudolf ont pu considérer l’influence de Menger comme décisive pour la pensée de Rudolf 93 . Il l’accompagne par la suite lors de son voyage en Angleterre et aurait même publié avec lui un pamphlet lors de leur séjour en Angleterre [Der österreichische Adel und sein constitutioneller Beruf, Munich 1878 94 ].

L’accent libéral des cours de politique économique contrastait franchement avec la politique conservatrice menée à l’époque par le nouveau gouvernement du comte Eduard Taaffe (1833-1895), lequel fut au pouvoir de 1879 à 1893. Cette politique conservatrice marque un retour de l’influence du catholicisme, s’opposant à la politique libérale et anticléricale menée précédemment par le gouvernement Auersperg.

Nombreuses sont les hypothèses permettant d’expliquer l’accent libéral de ces cours. L’interprétation donnée par E. Streissler nous semble ici éclairante. Celui-ci considère que les cours de Menger au jeune prince sont « emprunts de la confiance illimitée dans le progrès du milieu du dix-neuvième siècle, en particulier dans le progrès économique de l’espèce humaine [mankind] » (E. Streissler 1990, p. 123). Lors de leur séjour en Angleterre, Menger et Rudolf auraient découvert concrètement les formidables avancées permises par la révolution industrielle. Les progrès économiques que connaît l’Autriche n’en sont encore qu’à leurs premiers balbutiements 95  : ils sont surtout freinés par la politique conservatrice et les rouages de la « bureaucratie joséphiste ».

Ce qu’il nous faut retenir ici est la peur suscitée par la possibilité de voir réapparaître une situation du même ordre que celle issue du krach de 1873. Cette peur s’est reportée sur la politique à l’origine du développement de la spéculation financière donnant naissance à une profonde aversion vis-à-vis des libéraux et de leur politique. Rien d’étonnant dès lors à ce que les mesures préconisées par Menger oscillent entre le libéralisme et la défense d’un certain nombre de droits dans le domaine du travail. Selon les notes de Rudolf, (Streissler 1994, pp. 127-129), Menger considérait qu’il était du devoir de l’État de protéger les ouvriers contre les mauvais traitements et plus généralement les pratiques préjudiciables aux travailleurs 96 . De même, Menger condamnait-il le travail des enfants qui les éloigne de l’école et les confronte à la corruption des travailleurs plus âgés.

Ainsi, E. Streissler peut-il affirmer que les ‘« membres de l’école’ ‘ 97 ’ ‘ n’étaient pas attachés à certaines prescriptions politiques définies par leurs études, ’ ‘’ ‘et que’ ‘’ ‘ leur utilité pratique n’était pas limitée à l’application exacte de ces mesures ». Ainsi, « quand les principaux adhérents de l’école étaient appelés à aider l’application politique c’était en relation avec des innovations politiques fondées sur la théorie telles que le passage de la monnaie autrichienne à l’étalon-or dans les années 1890, période où Menger et aussi Böhm-Bawerk étaient actifs, et l’introduction du premier impôt (moyennement progressif) en Autriche, essentiellement par Böhm-Bawerk »’ (E. Streissler 1988, p. 33). Autrement dit, les prescriptions de politique économique des membres de la tradition autrichienne sont poussées par le changement lui-même. Elles ne visent pas à rompre avec le système bureaucratique mais à le réformer et le moderniser de l’intérieur. Les recommandations formulées par Menger ou Wieser en matière de législation sociale sont jugées nécessaires et acceptées par tous. Le qualificatif qui convient à la position de Menger n’est peut-être pas tant celui de « libéral » que celui de « progressiste ». Ainsi, dans son ouvrage consacré au prince Rudolf, J. P. Bled (1989, pp. 28-29) considère-t-il que Menger éveilla l’intérêt de Rudolf pour la question du paupérisme et des moyens de lutter contre ce problème : ‘« Carl Menger s’écarte encore de la majorité des libéraux sur la thérapie à employer contre le paupérisme (…) Ce faisant Menger propose à Rodolphe le modèle d’une monarchie sociale soucieuse d’une meilleure protection des humbles et d’une juste répartition du bien-être »’.

Certes, dans ses cours au prince Rudolf, comme dans certains passages de la première édition de 1871 des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, l’intervention économique gouvernementale n’est autorisée que dans ce que Menger désigne comme des circonstances anormales. Néanmoins, nous nous accordons avec Kirzner (1990, p. 93) pour qui ‘« les premiers autrichiens, spécialement Menger, occupaient une position qui reconnaissait à la fois l’efficacité des marchés et la possibilité d’une intervention économique gouvernementale utile »’. Dans un article écrit à l’occasion du centenaire de la mort d’A. Smith, Menger présente une liste de cinq tâches légitimes reconnues à l’État : ‘« l’amélioration de la situation de la classe des ouvriers, une juste répartition des revenus, l’encouragement des capacités individuelles, l’épargne et l’initiative entrepreneuriale’ ‘ 98 ’ ‘ »’ (Menger 1891 p. 245, cité et traduit en anglais par S. Boehm, 1985 p. 250). Nous retrouvons d’ailleurs les mêmes idées dans le cours au prince Rudolf, lorsque Menger souligne la nécessité d’une législation protégeant les ouvriers contre les abus des industriels, mais aussi lorsqu’il explique que l’État a pour rôle de maintenir la valeur de la monnaie (1994, p. 103), de promouvoir les activités économiques des hommes tout en évitant d’interférer avec celles-ci (1994, p. 109) et de protéger la propriété privée (1994, pp. 45-47). À cette liste Kirzner (1990, pp. 101-102) ajoute trois justifications supplémentaires à l’intervention gouvernementale implicites chez Menger. Tout d’abord, le gouvernement doit pouvoir modifier le système de droits de propriété privés, mais il ne doit pas l’abolir. Ce premier argument fait appel selon lui à la conscience sociale de Menger, laquelle le pousse à « sympathiser », comme G. Schmoller 99 , avec les faibles et les pauvres. Le second argument est lié à la prise en compte par Menger de la nature imparfaite de la connaissance humaine comme, par exemple, la propension des hommes à surestimer l’importance de la satisfaction présente. Le dernier argument de Kirzner (1990, p. 102) repose sur la distinction chez Menger entre les « prix économiques (…) qui auront cours en l’absence d’erreur » et les « prix réels » qui découlent des circonstances économiques où de telles erreurs de jugement surviennent. L’État a alors pour mission de contrebalancer les effets négatifs de ces erreurs. Il n’existe donc dans ceci aucun argument contre l’immixtion de l’État dans le fonctionnement du marché, pas plus qu’une quelconque apologie du libre marché ainsi que tend à le suggérer l’interprétation et surtout l’utilisation qui sont faites par Mises et Hayek de la pensée de Menger.

Une lecture différente de Menger est donc possible : une lecture dégagée de toute instrumentalisation ou recherche des fondements et des racines des idées défendues aujourd’hui par les économistes de la tradition autrichienne contemporaine. La pensée de Menger est le produit de l’histoire économique et politique mais aussi pour une part de l’histoire intellectuelle de son pays ainsi que nous l’avons montré. Elle est un compromis entre la tradition autrichienne et britannique d’une part, et d’autre part entre la libre concurrence et la bureaucratie étatique. Enfin, il semble que les liens qui unirent l’école historique allemande et la tradition autrichienne sont plus complexes qu’il n’y paraît au premier coup d’œil.

Notes
90.

Voir notamment K. Vaughn (1994), S. Gloria-Palermo (1999a), P. Salin (2000), M. Douérin (2002) ou encore A. Laurent (2002).

91.

Voir Hayek (1992, p. 76) où il est fait explicitement référence aux leçons de politique économique données par Menger au jeune Prince héritier. Plus récemment, les notes prises par le prince Rudolf lors de ces cours ont été traduites en anglais dans E. Streissler (1994).

92.

En 1882, Menger présente Rudolf à son ami M. Szeps avec qui Rudolf entretient une correspondance donnant lieu à la publication d’articles anonymes concernant la crise hongroise d’août 1883. Le prince héritier ne partage pas les idées politiques de son père. Hostile à la politique répressive, centralisatrice, unificatrice et cléricale de son père, il partage la passion de sa mère pour la Hongrie, à laquelle s’ajoute une admiration pour la France, Voltaire ou R. Descartes.

93.

Pour plus de détails voir K.Yagi (1992, p. 102) et M. Boos et B. Hamann (1986).

94.

S. Boehm traduit ainsi le titre de ce pamphlet : « The Austrian Nobility and its Constitutional Function. A Word of Warning to the Aristocratic Youth »(Boehm 1985, pp. 255-256). Notons qu’il n’a été publié qu’en 1906. J. P. Bled (1989, p. 43) traduit quant à lui ce pamphlet par « La noblesse autrichienne et sa mission constitutionnelle ». Toutefois, J. P. Bled ne semble pas aussi catégorique concernant la participation de Menger puisqu’il écrit (1989, p. 43) : « Peut-être Carl Menger lui en a-t-il soufflé l’idée. Sans doute l’a-t-il assisté de sa collaboration. Mais le gros de l’œuvre est de la plume de Rodolphe ».

95.

Selon J. Bérenger (1994, p 92), pour l’Autriche-Hongrie, la période de 1867 à 1914 est une période d’essor économique, plus exactement d’essor industriel : l’intense activité économique d’après 1867 dite « période des fondateurs » (Gründserzeit) se caractérise par une croissance du nombre des nouvelles entreprises liée à une forte spéculation boursière et à l’essor des chemins de fer. Ce mouvement prend fin avec la crise boursière de 1873 et la récession qui s’ensuit. Les nombreuses faillites bancaires, la multiplication des licenciements et la baisse des salaires dans la banque et l’industrie conduisent les investisseurs, surtout étrangers, à quitter Vienne. La confiance dans les lois du marché et la libre entreprise s’effrite détournant l’opinion du libéralisme. Les compagnies de chemins de fer subissant d’importantes faillites sont rachetées par l’État, (J. Bérenger 1994, pp. 96-105).

96.

Il est intéressant de noter que le cours du prince Rudolf fait ici explicitement référence aux travaux de K. H. Rau : voir notamment E. Streissler (1994, p. 127).

97.

E. Streissler se réfère ici essentiellement à la tradition autrichienne dans son ensemble. Toutefois, il est nécessaire de distinguer les positions de Menger, Böhm-Bawerk et Wieser d’une part de celles de la « génération dirigée par Mises » (comprenant en outre Hayek, F. Machlup ou G. Haberler ou O. Morgenstern), laquelle est qualifiée par ailleurs par cet auteur comme « la plus forte phase libérale » de cette tradition.

98.

« At the very end of that article Menger presents a list of five legitimate tasks ascribed to the state, respectively : « impovement of the situation of the working class, just distribution of income, encouragement of individual ability, thrift, and entrepreneurial initiative ». (Menger 1891 p. 245) » (S. Boehm 1985, p. 250).

99.

Il peut sembler étonnant que Menger, désigné comme le père du libéralisme de tradition autrichienne, soit finalement si proche de la pensée de son principal interlocuteur et opposant dans la querelle des méthodes. Toutefois, il semble que la lecture et l’utilisation de ce débat par les descendants de la tradition autrichienne soient discutables. L’analyse de A. Labrousse (2002) met ainsi en évidence comment « Robbins s’invente une généalogie » (2002, p. 37) et la manière dont « les termes de débats plus contemporains ont été « plaqués » sur la querelle des méthodes. [Ceux-ci] fonctionnent bien plus comme des œillères qu’ils ne procurent un éclairage idoine » (2002, p. 8).