1.1.3. Menger et l’école historique allemande : des relations complexes

Il s’agit de nous intéresser au rôle accordé par les historiens de la pensée économique à l’influence de l’école historique allemande sur la pensée de Menger. Sans en conclure que Menger n’ait fait que mettre en place des éléments épars déjà existants (G. Hufeland, K. H. Rau), il nous semble important de noter que Menger est l’héritier d’‘« une tradition restée en vie qui refusa de séparer entièrement la valeur de l’utilité »’ (Hayek 1992, p. 64). E. Streissler affirme d’ailleurs en ce sens que ‘« dans la zone germanophone de son époque, il était assez difficile de ne pas publier un livre dans la veine de la valeur subjective. Le vrai révolutionnaire était Schmoller, non Menger ! En fait, après quarante ans de théorie de la valeur subjective, Menger apparut même comme un peu démodé et désuet, de nouvelles étincelles tendaient à évoluer vers une approche « plus nouvelle » »’ (E. Streissler 1990, p. 44, terme souligné par l’auteur).

Les nombreuses références de Menger aux économistes allemands dans ses Grundsätze der Volkswirtschaftslehre prouvent qu’il avait lui-même conscience si ce n’est de sa dette envers eux, au moins de leur apport. Les appendices C1 et D1 de l’édition anglaise soulignent ainsi le rôle des économistes allemands 100 dans la détermination de la nature et de la mesure de la valeur : ‘« les tentatives pour déterminer les facteurs communs à toutes les formes de la valeur des biens, et donc pour formuler le concept général de « valeur », peuvent être trouvées dans les travaux de tous les récents auteurs allemands qui ont indépendamment traité la théorie de la valeur. De plus, ils ont tous essayé de distinguer la valeur d’usage des biens de leur simple utilité »’, (Menger 1871d, p. 292).

De plus, Menger se réfère davantage aux écrits des économistes allemands qu’aux classiques anglais : si l’on se rapporte à l’index des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, le nombre d’occurrences se référant aux économistes allemands est largement plus important 101 . Menger est aussi beaucoup plus critique vis-à-vis des classiques anglais que des économistes allemands. Comment expliquer sans cela la dédicace des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre à W. Roscher et l’enthousiasme de Menger pour les développements de l’économie politique allemande auxquels il considère que son ouvrage apporte une « collaboration amicale » (Menger 1871d p. 49) ? Il paraît donc important de revenir sur les diverses influences germanophones de Menger, Wieser ou Böhm-Bawerk.

Au moment où Carl Menger écrit ses Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, la théorie classique est sujette à des critiques et remises en question (K. Pribram 1986, pp. 203-204). En effet, à cette époque règne partout en Europe Centrale et ce jusqu’à la seconde moitié du xix ème siècle, une tradition caméraliste importante. Celle-ci exerce son influence sur l’usage de la politique économique ainsi que sur les méthodes administratives. Dans un premier temps, le caméralisme s’est opposé à la diffusion de l’enseignement de A. Smith. L’école historique allemande tire ses racines de ce premier versant. Puis, dans un second temps, s’est développée une vision libérale et critique émanant des professeurs d’économie et fonctionnaires davantage favorables aux principes de l’économie politique classique : la « Nationalökonomie », dont une des figures principales est K. H. Rau 102 . Dans la tradition caméraliste, l’école historique allemande critique le recours à l’analyse théorique et les positions économiques des classiques anglais.

S’intéressant à l’émergence au xix ème siècle de la Nationalökonomie, P. Steiner souligne l’ambiguïté de l’alliance réalisée entre le libéralisme classique et la tradition caméraliste dont elle est issue. Pour cet auteur, ‘« la liaison entre ces deux traditions tient en ceci qu’il y a à la fois rupture dans la pratique discursive avec la dissociation entre État et société civile et avec la promotion de l’individu comme point de départ de la socialité – ce qui rend possible l’intégration de Smith dans le discours économique allemand – et continuité : les économistes allemands sont des universitaires, des enseignants qui écrivent des manuels »’, (P. Steiner 1990, p. 1081). L’apparition d’un libéralisme ou « classicisme » allemand a été possible du fait de l’affaiblissement des liens existants entre l’État et la vie économique lesquels sont directement associés aux bouleversements socio-politiques et économiques que connaît alors l’Autriche-Hongrie. En ce sens, on comprend mieux pourquoi la pensée de Menger s’inscrit dans une sorte de compromis entre l’attachement à l’État et les principes libéraux.

Parmi les économistes allemands cités par Menger dans la version originale des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, le nom de G. Hufeland (1760-1817) paraît à diverses reprises, notamment dans les appendices de l’édition anglaise 103 de même que celui de K.H. Rau 104 lequel est l’auteur d’un ouvrage qui servit de manuel dans tous les pays germanophones.

Parmi les idées partagées par Menger et les économistes allemands certains éléments concernent la nature de l’activité entrepreneuriale. K. H. Rau met en exergue la particularité du revenu de l’entrepreneur. Il considère l’activité entrepreneuriale comme un quatrième facteur de production à côté du travail, du capital et de la terre. L’entrepreneur a pour fonction de combiner les différents facteurs, élaborer un plan qui en permet l’usage le plus avantageux et enfin, superviser l’exécution de ce plan par ses assistants, (K. H. Rau 1826, pp. 103-105, cf. E. Streissler 1990, p. 52). Ces trois composantes de l’activité entrepreneuriale sont présentes chez Menger. La publication des annotations portées par Menger en marge de l’ouvrage de K. H. Rau pourrait ainsi permettre d’éclairer l’influence réellement due à cet auteur, notamment en ce qui concerne la conception de l’entrepreneur qui apparaît chez Menger 105 . K. H. Rau souligne implicitement l’incertitude des revenus entrepreneuriaux liée à la difficulté de prévoir le niveau des prix futurs. L’influence des classiques anglais et de la tradition bureaucratique caméraliste est au cœur de la pensée mengerienne. Menger n’est donc pas si éloigné de ses collègues allemands. Conscient de cet héritage, il affirme d’ailleurs que sa volonté de mettre à jour les lois entourant la pratique des hommes dans leur activité économique « est construite sur les fondations jetées par le travail antérieur qui a été produit presque entièrement par l’application des chercheurs allemands » (1871d, p. 49).

Notes
100.

Menger fait figurer les définitions (critiques pour certaines) de la valeur entre autres de W. Roscher, R. Hildebrand, K. Knies et A. Schäffle, bien qu’il affirme que « les premières tentatives pour définir le concept général de valeur » soient celles de A. R. Turgot ou Condillac.

101.

Se reporter à E. Streissler (1990, pp. 34-35) pour un examen complet des différentes occurrences relatives aux économistes allemands et aux classiques anglais.

102.

Les notes manuscrites laissées par Menger dans son exemplaire des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre de K. H. Rau, ainsi que celles des archives de Menger disponibles à la Duke University confirment l’idée que Menger a été influencé par les économistes de son époque. Les notes sur K. H. Rau constitueraient l’un des manuscrits les plus importants écrit durant la période 1867-1868. Le journal de Menger écrit en 1875 contient d’importantes notes biographiques concernant la période antérieure qui vont dans ce sens, voir. K. Yagi (1993, pp. 699-703).

103.

Nous notons une curiosité surprenante concernant la traduction anglaise des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre : certaines notes de bas de page de l’édition allemande originelle apparaissent en appendices. Parmi ces notes, la plupart concernant la question de la valeur ont été extraites du chapitre consacré à la valeur.

104.

K. H. Rau appartient à la tradition de « l’Economie Classique Allemande » (M. Blaug 1981 p. 735). Si l’on se réfère à ce que Menger (1871d) dit de lui, K. H. Rau a eu le mérite de ne pas avoir confondu l’utilité avec le degré d’utilité ou l’estimation de l’utilité (p. 119) et de distinguer la valeur d’usage de la valeur d’échange (p. 307) ainsi que de s’être interrogé sur l’origine de la monnaie (p. 319). Il a cependant commis l’erreur de pas avoir considéré l’activité commerciale comme étant productive (p. 184) ou de ne pas avoir compris que des biens immatériels peuvent aussi être des « biens économiques », c’est-à-dire des marchandises (pp. 289 et 310).

105.

Nous faisons référence ici au projet entrepris actuellement par G. Campagnolo.