1.2. La refonte des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre

Durant les trente dernières années de sa vie, Menger n’a publié que quelques articles à titre occasionnel se concentrant sur une étude systématique de l’économie, traitant du caractère et des méthodes des sciences sociales. En 1889, il rédige une nouvelle introduction aux Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, laquelle sera utilisée par son fils pour l’édition de 1923 parue en langue allemande 106 , Menger ayant refusé toute réédition de ses Grundsätze der Volkswirtschaftslehre tels qu’écrits en 1871, il travailla jusqu’à la fin de sa vie à la rédaction d’une nouvelle édition.

Mais la publication des derniers écrits de Menger n’a jamais eu lieu. Bien qu’abandonnant sa chaire à l’université en 1903 afin de se consacrer entièrement à cet objectif, il n’a jamais été suffisamment satisfait du résultat obtenu pour en autoriser la publication. L’ampleur de la tâche et sa soif de perfection l’ont poussé à étendre son étude à d’autres champs que l’économie tels que l’ethnologie, la psychologie ou la philosophie. Hayek note ainsi que certaines de ses idées furent reprises et appliquées en anthropologie par R. Thurnwald, lequel fut l’un de ses étudiants 107 (Hayek 1992, p. 90).

Aussi, l’édition de 1871 ne nous semble-t-elle qu’une étape dans la pensée de l’auteur. Les notes manuscrites laissées par Menger permettent de faire apparaître de nombreuses évolutions quant aux points abordés dans cette édition. Il semble que Menger ait délibérément choisi de se concentrer sur l’aspect individuel de l’activité humaine. Le traitement des aspects sociaux de cette activité qui était initialement prévus a été abandonné entre 1867 et 1870 (K. Yagi 1993, pp. 714-718). On comprend mieux la raison pour laquelle, Menger a cherché à remanier et à compléter cet ouvrage tout au long de sa vie.

En ce sens, on peut se demander pourquoi les nombreux auteurs se réclamant de « l’héritage mengerien » et s’intéressant à cette œuvre ne s’appuient pas davantage sur sa seconde édition allemande. Cette édition n’a fait l’objet d’aucune traduction anglaise à notre connaissance. Toutes les rééditions parues à ce jour se fondent sur une seule et même traduction anglaise que l’on doit à J. Dingwall et B. F. Hoselitz 108 . Les traducteurs anglais justifient leur décision de ne pas tenir compte de la seconde édition allemande par le fait que l’édition de 1871 est celle qui « influença le développement de la doctrine économique » (Menger 1871d, pp. 38-39) 109 .

L’édition de 1923 est à ce jour difficile d’accès, aucune réédition n’ayant été prévue en langue allemande. La réédition réalisée en 1936 par Hayek n’est elle-même que celle de l’ouvrage de 1871. Pourtant, une édition comparée des deux éditions allemandes permettrait de dégager l’évolution de la pensée de C. Menger 110 . Aucune étude approfondie des différences entre ces deux œuvres n’a encore été entreprise en dehors de la comparaison effectuée par K. Menger dans la préface de la dite édition 111 . Ce texte écrit en allemand n’est à ce jour toujours pas disponible en langue anglaise ou française.

Plus, alors même que les références à Menger se multiplient et que le nombre d’auteurs francophones se revendiquant de son « héritage » s’accroît, il semble étonnant qu’aucune traduction française n’ait été envisagée 112 . Pourtant, M. Olivier (1923, p. 1117) dans sa recension de la seconde édition allemande pour la Revue d’Economie Politique notait déjà : ‘« aujourd’hui que cette œuvre si importante, tant par elle-même que pour l’histoire des doctrines économiques, a pris sa forme définitive, il est à souhaiter qu’une édition française nous en soit donnée »’. Malgré le caractère posthume de la seconde édition et les incohérences pouvant exister entre les deux éditions, quelques auteurs font allusion à ces différences : K. Polanyi (1977) ; G. Hodgson (2001b) et K. Yagi (1993). Nous aurons ainsi recours à leurs analyses, comme à la seconde édition de 1923, lorsque cela nous permettra d’éclairer quelques ambiguïtés de l’analyse mengerienne.

Afin de clarifier l’apport de Menger concernant la nature et le rôle de l’activité entrepreneuriale, nous relèverons dans la partie suivante deux erreurs concernant l’interprétation de la pensée de Menger. Ceci nous permettra de tirer quelques conclusions importantes concernant sa vison de l’activité entrepreneuriale.

Notes
106.

Afin d’éviter toute confusion nous désignerons comme seconde édition allemande l’édition de 1923 publiée et rassemblée par le fils de Carl Menger, Karl Menger. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la seconde édition des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre dans leur version originale de 1871 publiée par Hayek en 1936 à laquelle nous nous référerons par Menger (1871b).

107.

R. Thurnwald (1869-1954) a été l’un des étudiants de Menger à l’université de Vienne. Cependant, il est surprenant que Hayek affirme que R. Thurnwald ait été influencé par Menger. Son discours sur l’économie primitive remet en effet en cause l’idée selon laquelle le libéralisme est la conséquence naturelle du progrès de la civilisation. La lecture attentive de L’économie primitive (4ème volume de Die menschliche Gesellschaft) pourrait s’inspirer de la distinction établie par Menger entre les deux tendances de l’économie (cf. infra). R. Thurnwald affirme ainsi que « l’attitude des primitifs à l’égard des questions économiques ne correspond nullement à celle que nous adoptons nous même en ces matières » (1932, p. 357) puisque l’économie primitive est une « économie directe » fondamentalement « autarchique » dont « un des traits les plus caractéristiques est l’absence de tout désir de tirer profit, soit de la production, soit de l’échange » et « par suite, les transactions économiques s’effectuent d’après leur valeur abstraite » (1932, p. 20). K. Polanyi d’ailleurs se fonde sur ces analyses pour souligner l’encastrement des activités économiques dans les relations sociales et rejeter l’idée d’une création spontanée des marchés, voir notamment K. Polanyi (1944 et 1947). Notons à cet égard qu’à notre connaissance R. Thurnwald ne cite jamais Menger dans cet ouvrage. Tout au plus peut-on supposer à la lumière de la remarque d’Hayek que R. Thurnwald a eu connaissance de la seconde édition des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre et s’en est inspiré consciemment ou non sans le dire. Une étude approfondie des liens existants entre R. Thurnwald et Menger serait nécessaire pour s’en assurer : à la lecture de R. Lowie (1954), il semble que d’autres faits concernant le début de carrière de R. Thurnwald vont en ce sens.

108.

Notons que J. Hicks (1951) se montre très critique vis-à-vis de la traduction réalisée par J. Dingwall et B. Hoselitz. Pointant les différents problèmes rencontrés par ces auteurs dans leur travail, il explique que Menger avait une vision très différente de l’économie de celle des autres économistes anglais dont l’argumentation repose en partie sur la formalisation mathématique et qu’il est donc erroné de vouloir traduire les travaux de Menger en utilisant les concepts généralement employés par les économistes anglais. Aussi, « la traduction la plus évidente est elle presque toujours erronée » puisque « l’expression anglaise a acquis des implications que ne contiennent pas les expressions correspondantes employées par Menger » (J. Hicks, p. 853).

109.

Certes, l’édition de 1950 préfacée par F. Knight est présentée comme concurrente à l’édition de 1934 préfacée par Hayek. Elles n’en demeurent pas moins identiques l’une à l’autre. De plus, cette traduction réalisée en 1934 n’est pas l’œuvre d’une collaboration entre linguistes et économistes, mais le fruit des seuls économistes. Il est surprenant à ce titre qu’aucune nouvelle traduction n’ai été entreprise depuis lors, soit déjà plus de quatre vingt ans après sa parution !

110.

Elle aurait le mérite de donner au lecteur non germanophone une connaissance de la seconde édition tout en éclairant d’un jour nouveau le contenu de la première. Aujourd’hui seule des traductions italiennes de ces deux éditions sont disponibles.

111.

Pour un résumé des différences existantes entre les deux éditions se reporter à la recension de M. Olivier dans la Revue d’Economie Politique, p. 1117 ; ainsi que l’analyse de l’ouvrage faite par G. H. Bousquet (1924, pp. 829-834).

112.

La seule traduction française partielle figure dans P. Gamaelhing (1925).