2.1.2. Incertitude et erreurs : l’action entrepreneuriale dans le temps

Le processus de transformation de biens d’ordre supérieur en biens de premier ordre prend en outre du temps, ce qui entraîne des incertitudes et des erreurs 115  : il peut exister une incertitude sur la capacité à produire ou encore sur la date de production par exemple. L’homme ignore donc tout ou partie des facteurs influents sur son activité. L’incertitude qui entoure le processus de production est ainsi source d’erreurs.

L’erreur est ainsi directement liée à la connaissance. D’une part, les erreurs ne peuvent être reconnues qu’une fois que l’individu a acquis de nouvelles connaissances révélant l’existence de celles-ci. D’autre part, les décisions des individus étant prises sur la base de leurs connaissances, ils peuvent se tromper. Le produit de l’activité de l’homme est incertain. Il en conclut ainsi que les biens ne sont pas les seuls éléments entrant dans le processus de production des biens (1871d, p. 70).

Deux autres types d’éléments influent sur le processus de production (1871d, p. 70) : ceux dont l’individu n’a pas connaissance du lien avec le processus de production et ceux sur lesquels il n’a aucun contrôle. Par-là, Menger met en évidence deux types d’incertitude. Le premier type d’incertitude peut être réduit en acquérant de nouvelles connaissances. Cependant, il existe selon Menger un autre type d’incertitude sur lequel l’homme n’a pas prise, lequel correspond aux situations où l’homme n’a aucun contrôle sur les éléments influents sur le processus de production (Menger 1871d, p. 71). Dans un environnement incertain, l’entrepreneur est celui qui coordonne dans le temps les facteurs de production. Il est donc d’abord un producteur. Mais il n’est pas seulement un producteur : un individu est un entrepreneur ‘« non en raison de sa participation technique au processus de production, mais aussi parce qu’il réalise les calculs économiques sous-jacents, il prend les décisions réelles d’affecter les biens d’ordre supérieur à des objectifs productifs particuliers »’ (Menger 1871d, p. 160).

Par conséquent, l’entrepreneur agit avant même que le processus de production ne soit lancé. Il calcule à partir de données qui n’existent pas encore. Il doit anticiper les besoins des individus. Son activité inclut donc une incertitude aussi bien sur le déroulement du processus de production que sur l’issue de celui-ci. Ce sont donc la prise de décision et le calcul qui constituent son activité.

Son activité comprend ainsi : « a) la collecte d’informations concernant la situation économique » ; « b) le calcul économique », c’est-à-dire tous les divers calculs nécessaires pour que le processus de production soit efficient, « c) l’acte de volonté par lequel les biens d’ordre supérieur (…) sont affectés à un processus de production particulier » ; et enfin « d) la supervision de l’exécution du plan de production afin qu’il puisse être mené à bien aussi économiquement que possible » (Menger 1871d, p. 160).

En accumulant des connaissances, les entrepreneurs réduisent l’incertitude entourant leur activité mais aussi celle des autres participants au marché. Contre l’idée smithienne selon laquelle les progrès de la civilisation procèdent de l’accroissement de la division du travail, Menger (1871d, p. 70) attribue ces progrès au développement des connaissances humaines. Cependant, il ne faudrait pas en conclure avec trop de hâte que l’idée d’information imparfaite aurait été introduite par Menger.

Certes, l’introduction de l’incertitude et de l’erreur par Menger permet de rompre avec l’idée selon laquelle l’entrepreneur fait une utilisation efficace des ressources. Mais il n’existe pas de traitement systématique des problèmes d’acquisition d’information chez notre auteur. Selon lui, l’incertitude n’est pas quantifiable. Il refuse dès lors de considérer l’activité humaine, et en particulier l’activité entrepreneuriale, comme « risquée ». Il se dit d’ailleurs en désaccord avec H. von Mangoldt, considérant (1871d, p. 161) que « ce « risque » est seulement secondaire et que la possibilité de perte est équilibrée par la possibilité de profit ». Il est certain cependant que d’autres économistes autrichiens comme O. Morgenstern se sont appuyés sur cette analyse de l’incertitude pour former leur propre conception. Mais cet objectif n’a jamais été le sien.

L’apport de Menger à l’analyse de l’entrepreneur est double : d’abord parce que chez lui apparaît l’idée selon laquelle l’entrepreneur fait face à l’incertitude entourant le processus de production ; ensuite, parce que l’entrepreneur est dé-personnifié. En effet, l’entrepreneur se définit par son activité économique, c’est-à-dire la fonction économique qu’il remplit. L’entrepreneur est un acteur du processus de production distinct du capitaliste ou du travailleur.

En ce sens, l’apport de Menger à l’analyse de l’entrepreneur a permis de fonder une approche autrichienne originale. Tout d’abord, il introduit le thème de la connaissance, plus précisément du processus d’acquisition et de transmission de celle-ci. Plus encore, même s’il ne développe pas plus avant cette idée, il montre qu’il existe des liens entre l’activité entrepreneuriale et le processus d’acquisition de la connaissance. Ce thème, comme nous le verrons dans la partie 2 de ce travail sera repris et développé par les « néo-autrichiens » 116 .

Notes
115.

Le passage inéluctable du temps est un thème typique du dix-neuvième siècle dans la pensée autrichienne en particulier en littérature. Pour une analyse du rôle de la thématique temporelle dans la pensée autrichienne se reporter à E. Streissler (1988) et surtout W. Johnston (1985).

116.

Pour Hayek par exemple, le problème que l’économie doit résoudre loin d’être un simple problème d’allocation de ressources rares, réside dans la diffusion de la connaissance. Une partie des connaissances disponibles étant inaliénables, Hayek souligne l’importance du mécanisme de marché dans la dispersion et la transmission des connaissances nécessaires à la prise de décision. L’entrepreneur a ainsi un rôle au sein du processus d’acquisition et de diffusion de la connaissance. On retrouve le même type d’idée chez nombres d’autres descendants de la tradition autrichienne. Ainsi Schumpeter souligne le rôle de « chef » [leader] des entrepreneurs. Parallèlement, Mises met en avant la nature spéculative de l’activité entrepreneuriale, cf. infra.