2.1.3. Le sens du terme « économique » selon Menger et ses conséquences pour la représentation de l’activité entrepreneuriale

La prise en compte de l’incertitude et de la possibilité de commettre des erreurs constituent un apport original indéniable de Menger à la théorie économique. Les propos suivants de W. Jaffé (1976, p. 521) vont dans ce sens : ‘« les restrictions de Veblen concernant ce qu’il considérait comme le préjugé autrichien de la nature humaine convient davantage à la théorie de Jevons ou Walras qu’à celle de Menger. Chez Menger, l’homme n’est pas dépeint comme hédoniste « calculateur éclair des plaisirs et des peines »’ . L’homme tel que Menger le voit, loin d’être un « calculateur éclair [lightning calculator] » est ‘« une créature empotée [bumbling], errante, mal informée, tourmentée par l’incertitude, se balançant sans cesse entre des espoirs séduisants [alluring hopes] et des peurs obsédantes, et congénitalement incapable de prendre des décisions finement calibrées pour la poursuite de ses satisfactions »’.

En effet, la vision de l’activité humaine donnée par Menger ne peut se résumer à la simple maximisation des satisfactions personnelles. Elle s’oppose ainsi à l’interprétation donnée par L. Robbins 117 .

Pour Robbins, chaque individu est face à un problème économique : sélectionner des moyens rares, mais donnés, dans l’objectif d’atteindre des fins elles aussi données. Ce type de comportement économique est dit « économisateur » ou « économisant [economizing] » ou encore « maximisateur [maximizing] ». Pourtant, si l’on se réfère à l’édition anglaise des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, on découvre dans le chapitre 2 consacré à la théorie des biens, une définition d’« economizing ». 

Pour Menger (1871d, pp. 95-96), l’activité humaine poursuit quatre objectifs : ‘« 1) maintenir à leur disposition chaque unité d’un bien [dont le besoin est plus grand que la quantité dont on dispose] (…) 2) conserver ses propriétés utiles (…) 3) choisir entre tous les besoins les plus importants ceux qu’ils pourront satisfaire avec la quantité disponible de biens en question et, 4) obtenir le meilleur résultat avec une quantité donnée de biens ou un résultat donné avec la plus petite quantité possible – ou en d’autres termes, diriger les quantités de biens disponibles pour le consommateur et en particulier les quantités disponibles de moyens de production, vers la satisfaction de leurs besoins de la manière la plus appropriée »’. L’activité humaine qui remplit ces quatre conditions est dite « économisante [economizing] ».

Or, Menger introduit des éléments d’analyse concernant l’incertitude et la connaissance qui contredisent cette vision de l’activité humaine. L’individu décrit par Menger ignore tout ou partie de la connaissance nécessaire à son action. Il évolue en effet dans un environnement incertain sur lequel il n’a que peu de contrôle. On peut se demander s’il s’agit d’un problème de cohérence posé par l’œuvre de Menger ou d’un problème de traduction.

L’interprétation donnée par les économistes autrichiens à cet étrange phénomène est selon nous peu satisfaisante. Hayek considère le chapitre cinq des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre consacré à la théorie des prix comme le couronnement de toute l’œuvre de Menger. Or, nulle mention de l’erreur ou de l’incertitude n’est faite dans ce chapitre. Menger y occulte totalement l’influence de l’incertitude et la possibilité que l’individu commette des erreurs sur le mécanisme de détermination des prix. Aussi Kirzner peut-il en conclure que ‘« la volonté de Menger d’incorporer l’erreur à son système n’était ni totalement absente comme Knight le croyait, ni complète comme affirmé par Jaffé »’ (1979, p. 62). Kirzner semble rester perplexe face à ce qu’il considère être au mieux « une subtilité » de l’analyse devant être approfondie, au pire « une curieuse incohérence » (1979, p. 62).

L’explication doit être recherchée dans la traduction anglaise qui est généralement employée par les économistes contemporains. Un premier élément d’explication se trouve ainsi dans la préface à l’édition de 1976 où les traducteurs anglais J. Dingwall et B. Hoselitz soulignent que « l’adjectif « wirtschaftend » ne renvoie pas aux propriétés ou aux motivations de l’individu mais à l’activité dans laquelle ils les individus sont engagés » (Menger 1871, p. 48). Celui-ci fut ainsi traduit, par le terme « economizing ». Pourtant, le verbe « wirtschaften » signifie « gouverner une maison » ou « gérer ses affaires ». Comme le souligne K. Polanyi (1971, p. 18), nous sommes donc loin du sens du terme « economizing » qui renvoie à l’idée de maximisation. D’ailleurs, l’expression « gérer ses affaires économiquement » se traduit par l’expression « sparsam wirtschaften ». Le terme allemand « economizing » renvoie au terme « sparend », du verbe « sparen » qui signifie « épargner » ou « réaliser des économies ». C’est donc bien à tort que certains considèrent que l’activité économique décrite par Menger est une activité qui « économise des moyens pour atteindre des fins ». La conception mengerienne de l’activité économique est bien plus large et renvoie au sens impliqué à l’origine par le terme grecque « oikonomia », c’est-à-dire à l’art d’administrer sa maison et non à une manière particulière de gérer celle-ci. Sans doute l’influence d’Aristote évoquée plus haut est-elle pour beaucoup dans cette définition 118 .

De plus, si l’on se réfère aux traductions italiennes fondées sur la première édition allemande, (Menger 1871e et 1871f), le terme employé pour traduire le terme allemand « wirtschaftend » diffère du terme employé en italien pour traduire le terme anglais « economizing ». Aussi, pensons-nous que la traduction anglaise sur laquelle se fondent la plupart des économistes de tradition autrichienne constitue une lecture qualifiée de « reconstruction rationnelle » 119 fondée sur l’emploi de concepts non seulement inconnus de l’auteur, mais surtout qui ne rendent pas justice à ses propos.

Ces erreurs de traduction nous amènent à nous interroger sur l’apport que peut constituer la seconde édition allemande des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre éditée par K. Menger. Selon K. Polanyi (1977b, p. 24, traduction d’Antoine Deville) Menger a ajouté au moins quatre nouveaux chapitres par rapport à l’édition précédente, ‘« dont au moins l’un est d’une importance théorique de tout premier ordre pour les problèmes de définition et de méthodes qui préoccupaient ses contemporains dans ce domaine »’.

Il pourrait paraître étrange de se référer à l’un des plus fervents adversaires de la tradition autrichienne. Pourtant, K. Polanyi partage une communauté de culture et de lieu avec le fondateur de la tradition autrichienne 120 . Dans les années 1920, en effet, K. Polanyi lut et discuta avec passion des travaux de la tradition autrichienne, notamment ceux de Wieser comme le soulignent J. Maucourant (2004 à paraître) et Schaffer (2000, p. 334). K. Polanyi est celui qui a repris et popularisé la définition de l’économique présentée dans l’édition de 1923 des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre. Aussi nous fonderons nous sur l’édition de 1923, mais aussi sur l’analyse qu’en fit K. Polanyi.

Notes
117.

Selon L. Robbins, qui se revendique comme un membre de la tradition autrichienne, « l’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs » (1932, p. 30).

118.

Un examen des annotations de l’ouvrage d’Aristote que possédait Menger pourrait sans doute être éclairante. Notons que G. Campagnolo (2002) fournit une première analyse de l’influence de la pensée d’Aristote sur Menger qui tend à appuyer notre hypothèse.

119.

 Cette expression est empruntée à P. Dockès, J. M. Servet (1992). Toute traduction est par définition une interprétation, quiconque s’est essayé un jour à cette tâche ne peut qu’acquiescer ce fait. Toutefois, une traduction cherche par essence à rendre compte de la pensée de l’auteur. Il n’en est rien de la traduction anglaise de l’œuvre de Menger puisqu’elle modifie le sens des idées avancées par l’auteur en les réduisant à des concepts qui ne permettent pas de tenir compte de la richesse du texte original et dont l’auteur ne pouvait avoir conscience.

120.

K. Polanyi étudia un moment à l’université de Vienne : il passa un semestre à la faculté de Droit de l’université de Vienne entre 1904 et 1909 : voir à ce propos par exemple J. Maucourant (2004). Notons que K. Polanyi développe une pensée totalement opposée à celle de son frère M. Polanyi, auteur notamment de The Logic of Liberty (M. Polanyi, 1951), lequel est beaucoup plus proche des idées hayekiennes en ce qui concerne la théorie de la connaissance ou la question posée par le socialisme.