2.2.1. Les « deux tendances élémentaires de l’économie » : une voie vers une autre conception de l’activité entrepreneuriale

Dans les notes laissées à sa mort 121 , Menger revient sur la définition donnée à l’activité économique. Il situe le point de départ de l’économie dans « l’insuffisance des biens disponibles (tant instrumentaux que d’usage immédiat) », son point d’arrivée étant « la couverture totale de tous les besoins d’usage direct » (1923c, p. 160). Toutefois, l’activité économique ne se réduit pas à la seule « obtention de la plus grande quantité possible de biens d’usage immédiat pour satisfaire nos besoins » 122 (1923c, p. 160). Menger distingue alors deux acceptions différentes de l’économie correspondant chacune à une « tendance élémentaire de l’économie » : une définition « économisante » ou tendance « à l’épargne (ou improprement économique) » (1923c, p. 161) que l’on peut rapprocher de la définition de L. Robbins et une définition ou tendance « technico-économique » sans lien avec le concept de rareté. La tendance « à l’épargne » caractérise des situations où les biens d’usage immédiats (ou biens directs) nécessaires à la satisfaction de nos besoins sont offerts en quantité insuffisante par rapport à ceux-ci, quelle que soit leur cause. La tendance « technico-économique » se rapporte quant à elle au phénomène de production, mais elle ne se limite pas à la seule transformation 123 des biens d’ordre supérieur en biens de premier ordre. Elle comprend en effet les activités de prévision, d’acquisition de connaissance et l’application de celles-ci dans le processus de production. En d’autres termes, la tendance « technico-économique » de l’activité économique comprend non seulement l’activité technique de production mais aussi l’ensemble des connaissances nécessaires à la production.

Aussi, Menger (1923c, pp. 158) souligne-t-il : ‘« nous nommerons cette activité (l’organisation et l’information nécessaire à celle-ci) activité technico-économique. Celle-ci comprend : 1/ la prévision des besoins en biens directs, de la nature et de la quantité de ceux-ci, du lieu et du temps dans lesquels ils se présenteront, 2/ la connaissance des biens d’usage dont nous disposons directement pour garantir la satisfaction des besoins futurs, la connaissance de leur nature et de leur quantité, du lieu et du temps où nous pourrons en disposer dans ce but, 3/ la connaissance des besoins en biens instrumentaux nécessaires à la production des biens manquants (…), 4/ les dispositions au moyen desquelles les biens instrumentaux dont nous disposons (y compris le travail) seront utilisés pour obtenir au moment et au lieu désiré, les qualités et les quantités de biens immédiats destinés à satisfaire entièrement nos besoins futurs »’.

Notons au passage que cette définition fait écho à la celle proposée par Menger concernant l’activité entrepreneuriale dans la première édition. L’entrepreneur est celui qui a la charge de la collecte de l’information concernant la situation économique, de l’ensemble des calculs économiques ayant trait au processus de production, de l’acte de volonté par lequel les biens d’ordre supérieur sont affectés à ce processus, et enfin de la supervision de l’exécution de ce processus (Menger 1871d, p. 160).

La distinction établie par Menger entre ces deux tendances élémentaires de l’économie n’a pas été étudiée par les économistes contemporains se revendiquant de la tradition autrichienne. Pourtant, celle-ci a été reprise et popularisée par K. Polanyi lequel, à de nombreuses reprises, fait référence à l’édition de 1923 des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre et plus particulièrement à la définition de l’économique évoquée ici. Maucourant (1996, p. 133) souligne ainsi l’influence de la tendance « technico-économique » de l’économie définie par Menger sur la conception substantive de l’économie de K. Polanyi : celle-ci lui permet de rompre avec ‘« une conception formelle de l’économie fondée sur la logique rationnelle d’adaptation des moyens aux fins en situation de rareté »’. L’économie substantive telle que définie par K. Polanyi se dégage de l’hypothèse de rareté et, par-là, révèle toute la complexité du phénomène de production. K. Polanyi (1977a, p. 37) écrit ainsi : « il est trompeur d’attribuer le phénomène de production à une rareté générale de biens, comme l’œuvre posthume de Menger l’a mis en évidence ; la production est plutôt conditionnée par la différence entre les biens de « premier » ordre ou de « second » ordre – c’est une réalité technologique de l’économie substantive ». Le fait de ne pas distinguer le phénomène de rareté du phénomène de production constitue « l’erreur économiciste » (K. Polanyi 1977b, p. 11) qui fausse la représentation de la réalité historique et nie la spécificité historique des économies anciennes en les calquant sur leurs formes modernes.

Selon Menger, ces deux tendances élémentaires de l’économie sont indépendantes l’une de l’autre, même si elles se rencontrent parfois dans la réalité : ‘« bien que, dans l’économie actuelle, ces deux directions, telles qu’elles ont été présentées dans les deux sections précédentes, apparaissent régulièrement ensemble (souligné par K. Polanyi), et on ne les trouve en effet presque (souligné par K. Polanyi) jamais séparément, elles proviennent néanmoins de sources essentiellement différentes et mutuellement indépendantes (souligné par Menger). Dans certains champs de l’activité économique, les deux directions apparaissent effectivement de façon séparée, et dans d’autres types d’économie qui ne sont pas inconcevables, l’une d’elles peut apparaître régulièrement sans l’autre, dans la pratique (…). Les deux directions vers lesquelles peut tendre l’économie humaine ne sont pas mutuellement dépendantes ; toutes deux sont primaires et élémentaires. L’existence de ce lien permanent dans l’économie actuelle provient de cette simple circonstance que les facteurs explicatifs qui ont permis l’apparition de chacune des deux directions se sont trouvées coïncider presque (souligné par K. Polanyi) sans exception »’, Menger (1923a, p.77 ; cité par K. Polanyi 1977b, p. 24, traduction A. Deville).

Ces deux tendances de l’économie ne sont cependant pas apparues pour la première fois en 1923. On trouve dans Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere, (Menger 1883, p. 75 note 26), une distinction entre « la propension spécifiquement économique » laquelle renvoie à « la satisfaction du besoin de biens » et ‘« les motifs non économiques des hommes, à partir desquels et au milieu desquels la vie sociale réelle surgit, une vie sociale dont la réalité devrait être présentée seulement comme le résultat de la propension économique »’. Cette observation est tirée de la réflexion inspirée par la distinction de G. Schmöller entre les causes éthiques et psychologiques et les causes naturelles-techniques de l’action économique des hommes. Il apparaît dans ce passage que Menger est pleinement conscient de l’existence de motifs non purement économiques.

Menger affirme clairement que la « tendance à l’épargne » de l’économie n’est présente que dans le cadre d’économies d’échanges dont la société occidentale moderne est la parfaite illustration. La théorie des prix développée au chapitre cinq des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre s’applique donc uniquement dans ce cadre. Autrement dit, un tel raisonnement ne peut être transposé aux économies « non civilisées ». Parallèlement, la « direction technico-économique » est à rapprocher de la définition substantive de l’économie présentée par K. Polanyi. Elle ‘« renvoie à l’échange entre l’homme et son environnement naturel et social »’, (K. Polanyi 1975, p. 239, traduction de J. Maucourant 2000, p. 15). Cette tendance permet donc d’expliquer le fonctionnement des économies « non civilisées » où la coutume et la tradition s’imposent 124 . Plus encore, cette tendance pourrait être appliquée à l’analyse de l’activité entrepreneuriale dans les économies civilisées. En ce sens, l’activité entrepreneuriale pourrait être envisagée sous un angle différent de celui proposé actuellement par la tradition autrichienne contemporaine. La prise en compte des relations sociales, du rôle des coutumes et des traditions permettant ainsi de se rapprocher de la problématique polanyienne de l’encastrement de l’économique dans le social.

En ce sens, il est très surprenant, comme le note A. M. Endres (1991, p. 282), que les économistes autrichiens tels que Mises ou K. Vaughn affirment que Menger ne considérait que l’aspect matériel de l’économie, rapprochant sa définition de celle donnée par L. Robbins au terme « economizing ».

Parallèlement, Hayek (1992, p. 91) se déclare en complet désaccord avec le contenu de cette seconde édition. Il considère en effet que l’essentiel des notes et manuscrits laissés par Menger « restent des manuscrits volumineux, fragmentaires et désordonnés » qui « pour le moment, de toute façon (…) doivent être considérés comme perdus » 125 (1992, p. 91).

Plus récemment, Kirzner (1979, pp. 53-75) s’est référé à deux reprises à l’édition de 1923 lors de l’examen de l’apport de Menger à la compréhension du rôle entrepreneurial : il partage malheureusement le point de vue d’Hayek. L’anecdote concernant la recension que fit Franz X. Weiss de la seconde édition des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre qu’il reprend est à ce sujet éclairante. Dans cet article, Weiss raconte avoir rencontré Menger à la fin de son existence 126 et lui avoir demandé ce qu’il pensait des développements tirés de son analyse de la monnaie. Menger aurait répondu à son interlocuteur qu’il comprenait très bien comment ses successeurs étaient parvenus à ces résultats mais qu’il ne pouvait en aucun cas les accepter. De cette anecdote, Kirzner déduit que Menger était incapable de considérer le poids que ses propres idées pouvaient avoir pour la compréhension du processus entrepreneurial. Il nous semble néanmoins qu’une toute autre interprétation de Menger peut être tirée de cette anecdote. Le désaccord de Menger avec les prolongements tirés de ses intuitions peut simplement signifier que Menger remettait en cause ce que lui-même avait exposé dans ses premiers travaux. Dans la mesure où Menger a refusé toute nouvelle édition en l’état de la première édition des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre et consacré la fin de son existence à en rédiger une suite, une telle interprétation nous semble parfaitement envisageable.

Hayek et Mises n’ont certes pas retenu cette définition de l’économie, mais il est dommage qu’ils n’aient pas relevé les différences existant entre les deux éditions. Leur définition de l’économie se réduit toujours au cadre d’une économie d’échange.

Finalement, les notes laissées par Menger doivent être considérées de la même manière que le traitement de l’erreur, de l’ignorance et de l’incertitude, c’est-à-dire des intuitions remarquables qui pourraient être développées davantage. Néanmoins, ses intérêts et champs de recherches s’étant élargis à d’autres champs que l’économie tels que la philosophie, la psychologie ou l’ethnologie, la prise en compte de la direction technico-économique de l’économie pourrait très bien ouvrir la voie à une vision différente des activités humaines et en particulier de l’activité entrepreneuriale. Celle-ci devrait en ce sens être repensée au sein de la structure sociale et institutionnelle.

Notes
121.

Nous nous référons ici plus précisément au paragraphe 1 « la nature de l’économie » du chapitre 4 « la théorie économique des biens économiques » de la seconde édition des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre ainsi qu’au paragraphe 3 « les deux tendances élémentaires de l’économie humaine » qui sont issus des notes datant de 1901 comme le rappelle K. Menger dans la préface à C. Menger (1923a).

122.

Expression soulignée par l’auteur.

123.

Notre expression.

124.

Pour une analyse approfondie des fondements de la démarche de K. Polanyi, se reporter à J. Maucourant (2000).

125.

Ces archives sont constituées d’une part de la collection privée des Menger comprenant les ouvrages annotés de la main de Carl Menger, et d’autre part, des notes et des carnets laissés par Menger à sa mort, lesquels furent classés par Hayek. La bibliothèque privée de Carl Menger, considérée comme « l’une des premières collections privées d’Europe dans les années 1880-1890 » (Campagnolo 2002, p. 211) se trouve depuis 1922 au Centre de recherches sur l’histoire des sciences sociales de l’université Hitotsubashi ( http://www.lib.hit-u.ac.jp/service/koten/collections-eng.html ). Les notes et carnets de Menger ont été conservés, pour leur part, aux Etats-Unis par la Duke University ( http://scriptorium.lib.duke.edu/dynaweb/findaids/menger/ ). Ces notes comprennent environ vingt-cinq carnets ainsi que deux volumes plus importants : voir Yagi (1993) ou pour des références plus récentes Versailles (1999) et Campagnolo (2002).

126.

Kirzner date cette conversation dans le courant de l’année 1910, (1979, p. 70)