2.2.2. Structure de marché et activité entrepreneuriale

Dans les Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Menger (1871d, p. 172) définit l’activité entrepreneuriale comme un bien d’ordre supérieur, plus exactement « une catégorie de services du travail » ayant deux particularités 127 . En premier lieu, l’activité entrepreneuriale n’est pas une marchandise car ses services ne sont pas destinés à l’échange. Et par conséquent, elle n’a pas de prix. En second lieu, l’activité entrepreneuriale détient le pouvoir de commander les services du capital, lesquels constituent un pré-requis nécessaire à l’exécution de celle-là. Bien que distincte de l’activité du capitaliste, l’activité entrepreneuriale en dépend. Le facteur capital est explicitement reconnu comme une limite au développement de l’activité entrepreneuriale.

Plus, le crédit et la législation exercent une influence sur l’activité entrepreneuriale. Les phénomènes institutionnels ont ainsi un rôle fondamental dans la structure de production et de consommation 128 . Cette dernière intuition sera reprise et développée plus tard par Hayek. Cependant, l’analyse hayekienne définit les ordres spontanés comme efficients, ce que refuse Menger. Pour celui-ci, les institutions pragmatiques et organiques peuvent les unes comme les autres contribuer au progrès économique, alors que chez Hayek seuls les ordres spontanés permettent efficacement d’accroître le bien-être collectif. Encore une fois, il n’existe pas chez Menger de défense du marché libre et concurrentiel comme celle que l’on trouve chez Hayek et l’ensemble de la tradition autrichienne ultérieure. La structure de marché concurrentielle n’est pas considérée comme enviable. Bien au contraire, Menger considère qu’il ne s’agit que d’un cas particulier.

Le cinquième chapitre des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre consacré à la théorie des prix établit ainsi la structure monopolistique comme la structure marchande générale. Le premier cas considéré par Menger est celui de l’échange de biens entre deux individus qui ne sont pas influencés par l’activité économique de l’autre participant à l’échange. Mais avec les progrès de la civilisation une telle situation (dite d’échange isolé) n’a plus que rarement cours, laissant la place à des situations plus complexes. Le monopole n’est pas un privilège accordé par une instance extérieure, comme le définissent certains économistes de la tradition autrichienne 129 . Le monopole ne constitue pas seulement une protection accordée par l’État par exemple, ni ne permet même de se soustraire à la concurrence. Les sources du monopole sont, selon Menger (1871d, p. 217), aussi diverses que la « détention de propriété [property holdings] », la possession de talents particuliers ou l’occurrence de circonstances particulières empêchant que le bien ne soit produit par des individus concurrents. Aussi, si l’on définit le monopole comme « une condition réelle et non comme une restriction sociale à la libre concurrence », alors le monopole est « par conséquent, en règle générale, le premier et le plus primitif phénomène et la concurrence un phénomène survenant plus tard dans le temps » (Menger 1871d, p. 217). 

La concurrence ne retient pas l’attention de Menger (1871d, p. 197) : celle-ci caractérisant uniquement les « premiers temps de la civilisation », elle ne constitue pour lui qu’un cas particulier sans intérêt 130 . Il se concentre donc sur des situations plus complexes que l’on désigne aujourd’hui comme des « structures oligopolistiques » 131 que Menger ne distingue pas du monopole. Il remarque ainsi que lorsque plusieurs offreurs s’entendent pour se partager le marché, la situation est identique au cas où il n’y a qu’un seul offreur en situation de monopole. Dans les deux cas, le monopoleur [monopolist] a intérêt à créer la rareté et à augmenter le prix du bien produit. Partant de la situation de monopole, Menger envisage ce qu’il se produit lors de l’entrée sur le marché d’un nouveau concurrent. L’arrivée d’un nouveau concurrent a pour premier effet qu’aucun d’eux ne peut plus tirer avantage de la destruction ou du retrait de l’échange d’une partie de la quantité disponible, ou de la non-utilisation des moyens de production disponibles. L’intérêt du monopoleur est alors de s’adresser en priorité aux couches les plus aisées des consommateurs lesquelles seules peuvent payer un prix élevé avant l’élargissement de l’offre. Finalement, il se produit un accroissement des quantités disponibles du bien précédemment monopolisé. Seul le monopole a le pouvoir de réguler les prix ou les quantités offertes, ce pouvoir disparaissant dès lors qu’un concurrent se présente. La concurrence pousse donc les concurrents à exploiter toutes les opportunités existantes de réaliser un profit. Elle permet par là même de diffuser le bien auprès des classes sociales les plus basses, dans la mesure où les moyens de production ne sont pas, par ailleurs, limités. Nous noterons que l’on est bien loin de l’affirmation de E. Streissler (1972, p. 435) selon laquelle Menger serait le premier économiste à introduire l’idée de concurrence imparfaite. S’il existe des éléments pouvant appuyer une telle interprétation, le tableau dépeint par Menger est loin de mettre à jour la complexité de ce phénomène 132 .

Toutefois, quelques conclusions peuvent être tirées concernant l’analyse de l’entrepreneur. En effet, si le monopole est premier, et s’il a le pouvoir de réguler les prix et les quantités, on peut en déduire que l’entrepreneur a pour rôle premier de décider des prix et quantités. Il possède le pouvoir d’influer sur l’issue du processus de production et ainsi sur l’existence même des individus : il possède donc un pouvoir, même si celui-ci reste limité par celui du capital. Au-delà de l’analyse du processus de production et malgré l’abandon de la perspective en termes de classes, il semble qu’une certaine idée de hiérarchie demeure implicite. Les capitalistes et les entrepreneurs possèdent le pouvoir de lancer le processus de production, c’est-à-dire de fournir directement (en établissant le plan de production et donc en réalisant la production) ou indirectement (en fournissant le capital nécessaire à l’achat de moyens de production) les biens permettant la satisfaction des besoins des individus. Au-delà du seul pouvoir économique, ils détiennent un pouvoir social 133 .

Nous venons de voir que la conception de Menger loin de considérer l’entrepreneur comme simple intermédiaire des échanges ouvre la voie à une conception non strictement économique de l’activité de l’entrepreneur. L’entrepreneur en effet a un rôle économique : il détermine les prix et les quantités. Mais il a aussi un pouvoir social en ce qu’il détermine la direction que doit prendre le processus de production et avec lui l’action des autres individus qui eux n’ont d’autre choix que de le suivre. Certes, Menger n’a pas lui-même développé cette idée, mais les notes laissées à sa mort et la seconde édition allemande des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre semblent indiquer qu’il en acceptait le principe : l’entrepreneur a un pouvoir social qui lui permet d’influer sur les relations qu’entretiennent les individus en dehors du marché.

Notes
127.

voir supra.

128.

Le thème des institutions apparaît dans ses Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, mais surtout dans Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere, où Menger pose la question de savoir « comment se fait-il que les institutions qui servent le bien-être commun et sont extrêmement significatives pour son développement émergent sans qu’une volonté commune dirige leur établissement » (Menger 1883, p. 146). Deux types de phénomènes sont distingués : les phénomènes pragmatiques et les phénomènes organiques. Les premiers sont le fruit de la volonté consciente d’un ou des individus, alors que les seconds sont le résultat fortuit de l’interaction individuelle. Pour une discussion en français des différentes interprétations et utilisations faites par la tradition autrichienne de cette distinction voir notamment P. Garrouste (1994) et S. Gloria-Palermo (1999a et 1999b).

129.

Ainsi, Wieser s’intéresse aux situations intermédiaires entre monopole et concurrence, situations qu’il désigne par l’expression « monopoloïd situations » comme nous le verrons dans le chapitre suivant (Wieser 1914b, p. 220). Mises quant à lui, définit le monopole comme étant « compatible avec une économie de marché » (Mises 1949b, p. 227).

130.

Si l’on se réfère à l’index du chapitre 5 « La théorie des prix » (Menger 1871d, pp. 191-225), on observe que 3 pages sont dévolues à l’analyse de l’échange entre deux individus isolés alors que 19 pages sont consacrées à la formation des prix en situation d’oligopoles.

131.

Rappelons que le terme d’oligopole fut inventé par Sir Thomas More, puis réintroduit dans la littérature germanophone par Schlesinger (1914).

132.

Certes, Menger considère le monopole comme la structure de marché première, mais il se contente d’expliciter l’influence d’une telle situation sur l’évolution des prix. Il n’établit aucun lien entre l’incertitude et l’analyse de la structure de marché. Il nous semble qu’une telle interprétation serait pousser l’analyse au-delà de ce que l’auteur a écris.

133.

On comprend en ce sens comment Wieser a pu développer sa distinction entre la catégorie des « chefs [fürhrers] » ayant le pouvoir de produire des activités nouvelles et la catégorie des « masses » qui elles se contentent de suivre le mouvement mis en place par les premiers, cf. infra.