Chapitre 2. Entrepreneur, capital et pouvoir : l’apport de Böhm-Bawerk et Wieser

Introduction

Amis depuis leur jeunesse, liés par « une communauté de conviction, de caractère et de culture », la carrière et les idées de Böhm-Bawerk et Wieser ont cependant évoluées de manières différentes, comme le souligne Mises (1929a p. 51). Leurs préoccupations les ont amené à s’intéresser principalement à l’élaboration d’une théorie du capital et de l’intérêt pour l’un et d’une théorie de la valeur pour l’autre. Plus encore, leurs activités universitaires et leurs séminaires, leur action gouvernementale ou les débats les opposants aux autres économistes ont permis de construire les principes sur lesquels s’appuient la représentation de l’activité entrepreneuriale des économistes des générations ultérieures de la tradition autrichienne.

L’œuvre de ces deux hommes loin d’une simple reprise des idées de Menger en constitue une véritable extension. La renommée de la tradition autrichienne procède en effet de la parution de Kapital und Kapotalzins, vol. 1, Geschichte und Kritik der Kapitalzins-Theorien (Böhm-Bawerk 1884) et de Kapital und Kapotalzins, vol. 2, Positive Theorie der Kapitales (Böhm-Bawerk 1889), et les mêmes années de Uber den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschaftlichen Werthes (Wieser 1884) et Der natürliche Wert (Wieser 1889) 134 . Les travaux de Böhm-Bawerk, son apport à l’utilité marginale, comme sa critique de Marx, n’ont pas directement de lien avec notre objet. Cet auteur s’intéresse essentiellement au processus de production au travers de l’analyse de l’allongement des détours de production, pilier de sa théorie du capital et de l’intérêt. Pour Schumpeter (1954c, p. 137), ‘« c’est le modèle, ou le schéma, du processus économique (…) qui permet de considérer Böhm-Bawerk, comme l’un des grands architectes de la science économique ; un tel schéma dépasse en ampleur la vision de Menger aussi bien que celle de Jevons ».’ En effet, la théorie du capital de Böhm-Bawerk fonde non seulement la théorie autrichienne du cycle 135 mais la conception de l’entrepreneur de Ludwig Lachmann, comme nous le verrons dans le second chapitre de la partie 3 de ce travail.

Wieser quant à lui développe dans sa thèse d’habilitation une analyse des coûts et une théorie de l’évaluation des facteurs de production. Ce qui l’amène par la suite à souligner l’importance de l’évaluation économique des biens pour toute planification rationnelle. Cette idée est d’autant plus importante qu’elle sera reprise par Mises, puis Hayek, lors du débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel au sein d’une économie socialiste.

Cependant, l’influence de ces deux auteurs ne se limite pas à ces quelques contributions. Leur importance pour la tradition autrichienne dépend autant de leur activité politique que de leurs activités d’enseignement. Ils ont en effet exercé leur influence sur le développement de l’économie autrichienne aussi bien sur le plan de la théorie au travers de leurs travaux académiques, que sur le plan pratique lors de leurs participations à divers gouvernements.

Böhm-Bawerk est celui des deux hommes qui connut la plus importante implication dans un gouvernement autrichien. Son entrée dans l’administration fiscale dès la fin de ses études lui permit en effet de participer à plusieurs reprises au gouvernement : à trois reprises il occupa un poste au ministère des finances. Aussi, comme le souligne Schumpeter (1954c, p. 134), « Eugen von Böhm-Bawerk fit l’essentiel de sa carrière au service de l’État », par conséquent, « ce que nous pouvons lire aujourd’hui de Böhm-Bawerk n’est pas l’œuvre achevée qu’il se proposait d’écrire : certaines parties de son œuvre publiées furent rédigées à la hâte sans qu’il eu jamais la possibilité de les améliorer 136  ».

Wieser eut quant à lui une carrière académique plus paisible : d’abord à Prague, puis à Vienne 137 . La plupart des manuels d’histoire de la pensée économique reconnaissent celui-ci comme le premier auteur d’un traité d’économie théorique au sein de la tradition autrichienne. La théorie pure, et la question de la valeur notamment, occupent ses premiers travaux.

C’est pourquoi nous nous intéresserons plus spécifiquement à la manière dont ces auteurs traitent l’activité entrepreneuriale. Nous verrons ainsi que l’analyse produite par Wieser, parce qu’elle mêle sociologie et économie, se rapproche des idées proposées par Menger en ce qui concerne l’aspect non strictement économique de l’activité économique. Plus encore, l’analyse développée par Wieser met en évidence l’interaction entre l’activité économique et l’activité politique. Il souligne ainsi l’influence de la structure sociale sur l’activité entrepreneuriale et l’effet que celle-ci produit en retour par son développement sur celle-là. Nous montrerons ainsi que l’aspect sociologique de l’analyse développée plus tard par Schumpeter, puis reprise par Lachmann, trouve un écho dans l’œuvre de Wieser.

Notes
134.

Les titres de ces ouvrages ont été traduit respectivement par : Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, Sur l’origine et les lois principales de la valeur économique, La valeur naturelle, voir notamment A. Béraud et G. Faccarello (2000, p. 355) pour une bibliographie plus complète.

135.

Notons que la théorie du capital de Böhm-Bawerk est loin de faire l’unanimité au sein de la tradition autrichienne. Elle est d’ailleurs largement critiquée par Hayek (1941). Plus récemment, l’analyse de Böhm-Bawerk est examinée par Lachmann (1956), lequel revient sur les différents débats qui ont occupé les économistes de tradition autrichienne. Pour une analyse plus complète des liens entre la théorie du capital de Böhm-Bawerk et la théorie autrichienne des cycles d’affaires nous renvoyons le lecteur aux travaux suivants : P. Boettke (1995), G. Dostaler (2001, pp. 55-65) ; et S. Longuet (1998, pp. 90-97).

136.

Propos soulignés par Schumpeter.

137.

Sa carrière universitaire fut marquée par deux brèves coupures : l’une lors de son passage au sein de la fonction publique de 1875 à 1877, l’autre lors de son entrée au ministère des finances sous le dernier gouvernement de la monarchie en août 1917.