1.1.1. L’« entrepreneur-capitaliste » : la théorie des détours de production

Böhm-Bawerk ne s’intéresse pas explicitement au rôle de l’entrepreneur. Il n’y fait que très rarement allusion. En ce sens, son apport sur le sujet est marginal. Toutefois, il est nécessaire de se pencher sur son apport dans la mesure où la tradition autrichienne contemporaine déclare fonder son analyse sur sa conception de l’« entrepreneur-capitaliste ».

L’économiste américain, M. Rothbard 139 (1985, p. 284) souligne que Böhm-Bawerk identifie l’entrepreneur au capitaliste, confondant profit entrepreneurial et intérêt du capital : « Chez Böhm-Bawerk (…) l’entrepreneur est clairement le capitaliste et il n’existe aucune possibilité d’une telle séparation [entre entrepreneur et capitaliste] » ; « Böhm-Bawerk n’a pas développé de théorie des profits, des pertes et de l’incertitude en aucune mesure, celles-ci ont dû attendre Mises (…) ». En effet, Böhm-Bawerk traite du problème de la structure économique du capital, le personnage central de son analyse de la formation du capital n’est donc autre que le capitaliste.

Il est nécessaire de rappeler la définition du capital donnée par Böhm-Bawerk : ‘« Nous nommons en général capital un ensemble de produits servant de moyens d’acquisition des biens. De ce concept général du capital se dégage le concept plus étroit du capital social. Nous nommons capital social, un ensemble de produits servant de moyens pour acquérir des biens ayant une valeur du point de vue de l’économie sociale ; ou (…) en bref, un ensemble de produits intermédiaires. »’ (1909, pp. 54-55).

Böhm-Bawerk définit le capital comme un détour dans la production de biens de consommation. Au niveau du processus de production le produit fini est considéré comme un bien présent alors que les biens capitaux sont considérés comme des biens futurs (ou « biens en devenir ») distincts des facteurs de production « originels » que sont la terre et le travail. Il ajoute de plus que la valeur des biens de consommation qui seront produits sera d’autant plus importante que les détours de production seront nombreux. Or, « les biens présents ont une valeur supérieure aux biens futurs », on voit donc apparaître un excédent, plus-value ou profit 140 en rapportavec le capital employéet la durée du temps qu’a exigé la création du produit. Le profit provient de la différence d’appréciation entre les biens. Cette différence est attribuée à un facteur que l’on peut qualifier de « psychologique ». Trois raisons permettent d’expliquer cette surestimation des biens actuels : la différence entre les besoins et les moyens employés pour les satisfaire, la sous-estimation systématique des besoins futurs et enfin la supériorité technique des biens actuels.

Nous ne nous étendrons pas ici sur les problèmes rencontrés par la théorie du capital de Böhm-Bawerk puisque là n’est pas notre sujet 141 . Nous notons toutefois que sa théorie du capital est souvent considérée comme « « la théorie autrichienne », bien que Menger et Wieser aient été profondément en désaccord avec celle-ci » comme le souligne T. Hutchison (1953, p. 165). Le traitement de la question de l’intérêt tel qu’envisagé par Böhm-Bawerk ne lui permet pas de mettre en valeur l’originalité du profit entrepreneurial puisque l’entrepreneur et le capitaliste ne font qu’un.

Certains critiques de la tradition autrichienne ont ainsi pu affirmer à l’époque que le phénomène de la production apparaît seulement en arrière plan au profit du phénomène de la « consommation ». On comprend mieux ainsi pourquoi N. Boukharine (1919), ancien élève de Böhm-Bawerk, qualifie l’économie politique autrichienne d’« économie politique du rentier » : « La théorie « autrichienne » traduit selon nous l’idéologie du bourgeois déjà éliminé du processus de production, celle du bourgeois en voie de dégradation » (1919, p. 36). L’attitude de N. Boukharine vis-à-vis de Böhm-Bawerk est loin d’être respectueuse envers un ancien professeur puisqu’il fait de lui « le porte-parole le plus crasse de la théorie « autrichienne » » (1919 p. 39).Il représente pour lui l’archétype du défenseur de l’économie politique bourgeoise : ‘« le rentier, le rentier international, trouva en Böhm-Bawerk un guide scientifique et dans sa théorie l’arme scientifique dirigée non tant contre les forces élémentaires du développement capitaliste que contre le mouvement ouvrier de plus en plus menaçant »’ (N. Boukharine 1919, p. 40).

Notes
139.

Nous nous référons ici à Rothbard (1985) où celui-ci « retrace le cheminement du savoir économique depuis Platon jusqu’à Bastiat, raccordant l’école autrichienne à la scolastique, via l’école française (Turgot, Condillac, Say), méconnue en France même, et faisant de l’école anglaise (Smith, Ricardo) une déviation d’autant plus fatale qu’elle mène, selon lui, au marxisme et au communisme » comme l’écrit Simonot (2003, p. vi). Nous tenons toutefois à souligner que le dit ouvrage participe d’une lecture « historiographique « révisionniste » » de l’histoire de la pensée économique où l’auteur juge de et se positionne par rapport à chaque auteur abordé, ainsi que l’a très justement noté un autre auteur libertarien, H. H. Hoppe (1996, p. 3).

140.

 Il est intéressant de noter que Böhm-Bawerk utilise indifféremment l’expression « profit du capital » et le terme « intérêt » qui est plus généralement employé aujourd’hui pour désigner ce phénomène.

141.

Nous renvoyons le lecteur aux différents travaux sur le sujet parmi lesquels nous pouvons citer, de manière non exhaustive : N. Boukharine (1919) ; T. Hutchison (1953, pp. 165-179) ; L. Kolakowski (1976, pp. 337-344) notamment ; A.M. Endres (1996, pp. 84-106) et K.H. Hennings (1997) entre autres.