1.2. Les implications pour l’activité entrepreneuriale de la politique de Böhm-Bawerk, ministre des finances

Böhm-Bawerk a occupé par trois fois la fonction de ministre des finances d’abord brièvement en 1895 et en 1897-1898, puis plus longuement de 1900 à 1904 sous le gouvernement d’Ernst Koerber. Selon le tableau peint par A. Gerschenkron (1977, p. 65), célèbre historien de l’économie, E. Koerber était un « homme moderne » qui proposa un projet de loi accordant davantage de liberté à la presse et aux sujets de l’Empire. Cette description fait de E. Koerber un premier ministre « libéral » au sens de la philosophie politique classique. L’engagement de Böhm-Bawerk au sein de ce gouvernement est caractéristique du combat mené par la tradition autrichienne pour un relâchement de la pression exercée par l’État sur l’activité économique.

L’examen du rôle de Böhm-Bawerk au sein de ce gouvernement est pour nous de première importance dans la mesure où transparaît sa conception de l’activité entrepreneuriale. L’étude de cet épisode de l’histoire de l’Autriche nous permet en effet de souligner la place que Böhm-Bawerk accorde à l’activité entrepreneuriale et plus particulièrement sa conception de la politique à mener en matière de développement de l’activité 144 . La politique de Böhm-Bawerk au sein de ce gouvernement avait pour objectifs le désengagement de l’État et le maintien de la stabilité monétaire. Son implication au sein de ce gouvernement semble alors d’autant plus étonnante que, comme le souligne A. Gerschenkron, la caractéristique du programme de E. Koerber était de mener à bien un vaste programme de développement économique. A. Gerschenkron, dans son ouvrage consacré à l’histoire économique de l’Autriche, soutient que l’activité de Böhm-Bawerk au sein du gouvernement E. Koerber a constitué un véritable obstacle à la politique de développement industriel de celui-ci.

Le rôle de Böhm-Bawerk se situe dans une période clef pour l’industrialisation autrichienne. Sous le gouvernement E. Koerber sont lancés d’importants programmes de développement des voies de communication : développement du transport ferroviaire avec la construction de nouvelles lignes, développement du transport maritime avec la construction de canaux ou la reconstruction du port de Trieste. Pour A. Gerschenkron, la politique de E. Koerber aurait pu participer d’un processus de développement industriel et plus largement d’un processus de développement de l’économie autrichienne tel, qu’il aurait pu permettre de mettre fin au retard par rapport aux autres pays européens : « un aspect de la politique de Koerber était de remplacer les révolutions nationalistes par une révolution industrielle » (A. Gerschenkron 1977, p. 55).

Historiquement le programme de Koerber a pris la forme de deux décrets votés par la seconde chambre du Parlement le 1er juin 1901, puis ratifiés par l’Empereur et enfin publiés le 11 juin 1901. Böhm-Bawerk, en tant que ministre des finances, est loin de s’opposer au projet : il soutient le programme d’E. Koerber en soumettant une estimation du budget d’environ 1,6 milliard de couronnes.

Cependant, sans changer totalement de position, Böhm-Bawerk effectue une manœuvre de recul, multipliant les artifices afin de retarder au maximum la mise en application du projet 145 . L’attitude du ministère des finances est ainsi décrite par A. Gerschenkron comme ‘« une politique de délais et d’atermoiements vis-à-vis’ ‘ 146 ’ ‘ des canaux, c’est à dire une politique qui dans le jargon bureaucratique autrichien est connu sous le nom de dilatorische Taktik »’ (A. Gerschenkron 1977, p. 88). Une telle attitude se justifie à l’évidence par la peur de l’accroissement des déficits. Les économistes autrichiens sont en effet connus comme étant des partisans d’une réduction de l’engagement de l’État et surtout de son implication financière. Mais alors pourquoi Böhm-Bawerk a-t-il refusé de prendre en considération le consortium privé proposant un plan de construction de canaux Danube-Oder et la connexion à la rivière Vistulas ?

Ce projet prévoyait en effet qu’une entreprise privée se chargerait du financement et de la construction, à condition d’avoir la garantie du gouvernement pour leur titres. Cette initiative aurait ainsi permis de libérer les fonds nécessaires pour les autres projets de canaux. Cependant, l’expert nommé par le ministère des finances a conclu qu’un tel projet était plus risqué que le projet initial. Or, accepter un tel projet signifiait accepter que les travaux commencent et donc que l’État s’engage. Dans l’esprit des économistes autrichiens, et de Böhm-Bawerk pour ce qui nous concerne ici, l’immixtion de l’État dans la sphère de la production nuit à l’action des entrepreneurs privés : elle doit donc être évitée.

En se prononçant contre ce projet, le ministère des finances tentait donc une nouvelle fois de s’opposer à la construction des canaux. Or, en l’absence des pré-requis nécessaires au développement de l’activité entrepreneuriale privée, l’État peut suppléer à ce manque en fournissant un substitut 147 .

Finalement, l’extrait suivant de la lettre 148 adressée au premier ministre est caractéristique de l’attitude de Böhm-Bawerk :

‘« Premièrement, en raison des stipulations de l’article 11 de l’acte des voies navigables du 11 juin 1901 ; deuxièmement, en raison de la politique obscure et de la situation budgétaire ; troisièmement, parce qu’aujourd’hui il n’est pas encore complètement certain qu’il soit possible d’obtenir du marché financier le prêt pour les canaux en sus des fonds nécessaires pour d’autres intérêts plus urgents et plus vitaux ; et enfin, en raison de l’incertitude complète qui a régné jusqu’à ce jour concernant le système sur lequel les canaux devront être fondés (le mécanisme d’ascension [lifting mecanism] versus l’écluse) et du complet manque de clarté concernant les conditions futures, les coûts et les rendements de l’entreprise.’

‘Comme son Excellence s’en souviendra je n’ai pas manqué, alors que le problème se développait de manière critique, de souligner mes doutes et mes réserves liés à mon ministère (ressortmaessig) tout d’abord au sein du gouvernement et de recommander l’accord préalable du ministre des finances avant de faire un pas qui porterait préjudice à la position du gouvernement »’ ‘ 149 ’ (A. Gerschenkron 1977, p. 113).

Le ton hautain et impérieux avec lequel celui-ci s’adresse à son supérieur pour lui rappeler sa position montre l’intention de Böhm-Bawerk de ne pas céder à la pression exercée sur lui pour qu’il accepte d’augmenter le montant des fonds alloués à l’acte des voies navigables. Les arguments avancés par Böhm-Bawerk sont tout aussi péremptoires, voire totalement injustifiés dans la mesure où, selon Gerschenkron, la situation budgétaire n’aurait pas été aussi problématique 150 .

Les doutes exprimés par Böhm-Bawerk semblent ainsi s’expliquer par l’objectif déguisé de réduction des déficits 151 , voire peut-être un retour à l’objectif d’équilibre budgétaire des années 1880 qui avait permis la réforme monétaire et l’adoption de l’étalon or (J. Bérenger 1994, p. 104).

Malheureusement, aucune preuve ne permet d’étayer cette hypothèse. Seule une allusion de Mises concernant le rôle de Böhm-Bawerk au sein du cabinet E. Koerber décrit comme visant au ‘« maintien strict de la parité or légale de la monnaie et de l’équilibre budgétaire sans le recours à la banque centrale »’ nous permet d’appuyer notre interprétation (Mises 1969, p. 59). En effet, les seuls travaux touchant à la politique menée par Böhm-Bawerk durant ses différents passages au ministère des finances ont été détruits par lors de la seconde mondiale 152 .

Depuis le début du siècle, une dépression s’étendait sur l’ensemble de l’Europe. Les effets de cette dépression se firent ressentir en Autriche jusqu’en 1905, ce qui aurait pu permettre d’expliquer l’argumentation de Böhm-Bawerk. Or, les secteurs les plus touchés étaient ceux de l’industrie lourde, le fer et l’acier, (E. Bresigar 153 1914, pp. 1-6, 11 et 15, cité par A. Gerschenkron 1977, p. 126). Mais, dans ce cas, la construction des canaux et des chemins de fer ne pouvait que favoriser une reprise de l’activité économique dans ces secteurs.

Il semble donc que Böhm-Bawerk préfère la stabilité monétaire au développement de l’activité entrepreneuriale qu’elle soit privée ou publique. L’effet d’entraînement impliqué par le développement de l’activité entrepreneuriale sur le reste de l’économie, et en particulier sur les finances de l’État, n’est pas même envisagé. Autrement dit, l’activité entrepreneuriale privée reste contrainte par le marché financier, les capitalistes étant favorisés au détriment de l’entrepreneur.

Toutefois, l’intérêt des capitalistes se trouve réduit d’autant puisque seul un développement du crédit permettrait d’accroître davantage le montant des intérêts touchés par les capitalistes 154 . Finalement, la politique de stabilité monétaire qui est menée par Böhm-Bawerk conduit à l’immobilisme, ce qui contraste avec l’intérêt porté au développement économique par Menger ou Wieser et qui conduira à l’établissement de la théorie de l’entrepreneur de Schumpeter par exemple.

Néanmoins, une telle attitude n’est pas surprenante, puisqu’elle permet d’expliquer les réserves qui seront émises par Mises ou Hayek quant au développement du crédit, lequel est considéré par ceux-ci comme vecteur du pire des maux : l’inflation. L’important pour Böhm-Bawerk, comme pour Mises ou Hayek par la suite, est que l’activité entrepreneuriale ne soit pas obstruée. Les entrepreneurs privés doivent pouvoir agir seuls, de manière volontaire. L’État ne doit pas chercher à faire lui-même ce que des entrepreneurs privés peuvent réaliser si on les laisse libres. L’attitude de Böhm-Bawerk peut ainsi être considérée comme un plaidoyer en faveur de la libre entreprise.

Cet exemple est révélateur de l’intérêt porté par Böhm-Bawerk à la stabilité monétaire et financière, objectif poursuivi au prix de l’ébranlement de toute l’économie, et en particulier au détriment de l’activité entrepreneuriale. Le problème ne semble pas tant être l’objectif de stabilité monétaire que l’incompréhension dont fait preuve Böhm-Bawerk à l’égard du rôle moteur de l’activité entrepreneuriale pour le processus de développement économique. Il est certain qu’une telle perspective entre en complète contradiction avec l’objectif de réduction de l’engagement de l’État défendu par la tradition autrichienne. Néanmoins, nous avons vu dans l’exemple précédent que l’idée même de soutenir l’activité entrepreneuriale privée n’est pas une option envisageable pour Böhm-Bawerk. Il semble qu’il ne fait pas la différence entre le soutien que peut apporter l’État à l’activité entrepreneuriale, source de développement économique et l’activité économique entreprise par l’État lui-même. Le rôle d’entraînement joué par la fonction entrepreneuriale n’est ainsi pas considéré. De plus, l’activité entrepreneuriale est contrainte par la définition d’un objectif de stabilité financière et monétaire jugé prioritaire. Loin de fournir un cadre à l’activité entrepreneuriale, la politique menée par le ministère de Böhm-Bawerk n’a fait qu’accroître davantage l’incertitude inhérente aux projets de construction en repoussant sans cesse la date de début des travaux ou en se réservant la possibilité de revenir sur le projet de finance entourant l’acte des canaux. Privilégiant l’activité entrepreneuriale privée, la politique menée par Böhm-Bawerk apparaît comme un exemple du type de justifications aujourd’hui retenues par les politiques de désengagement de l’État dans la sphère productive soutenues par la tradition autrichienne contemporaine.

La politique menée par Böhm-Bawerk consistant à entrer dans un gouvernement a priori hostile à ses idées, peut ainsi être vue comme un comportement purement opportuniste ayant pour but de renverser l’optique politique suivie par le premier ministre 155 . L’abandon de son poste en octobre 1904 est ainsi parfaitement cohérente face à l’échec de sa tentative. En définitive, il semble que Böhm-Bawerk ait davantage inspiré les « néo-autrichiens » que ne l’a fait Wieser comme nous allons le voir. En effet, contre cette conception réductrice du rôle de l’entrepreneur au sein du processus économique, Wieser développe une analyse plus complexe et plus riche de l’activité entrepreneuriale compatible avec une politique gouvernementale « active ».

Notes
144.

L’expérience de Böhm-Bawerk au sein du gouvernement E. Koerber est en effet la plus longue. Notre réflexion s’appuiera donc essentiellement sur celle-ci.

145.

La date de commencement des travaux de construction des canaux ainsi initialement prévue pour 1904, fut repoussée jusqu’en 1906. De même, le ministère des finances s’opposa à l’établissement d’une commission non gouvernementale autonome pour l’administration des canaux afin de garder le contrôle sur le financement de ce projet. Le ministère de Böhm-Bawerk refusa de considérer la possibilité même d’accorder des fonds supplémentaires au projet initial puisque les travaux n’avaient pas même commencés, (A. Gerschenkron 1977, p. 102). Face à cette objection, le ministre du Commerce, B. Call, en charge de la construction proprement dite, écrivit à Böhm-Bawerk pour lui faire savoir que la première période de construction devrait être terminée en trois ou cinq ans, ce qui ne devrait pas mobiliser les finances sur une longue période. La réponse de Böhm-Bawerk, est encore plus étonnante puisque, selon les archives du ministère des finances citées par A. Gerschenkron, il aurait demandé au ministre du commerce de ne pas se presser outre mesure pour mener à bien cette construction.

146.

En français dans le texte.

147.

On peut ainsi citer l’exemple de la Russie dans la seconde moitié du xix ième siècle : la faiblesse du nombre d’entreprises capables de mener une activité productive et le climat de suspicion aussi bien des masses que de l’intelligentsia à l’égard de l’activité entrepreneuriale privée constituait un frein au développement entrepreneurial.

148.

À la lettre envoyée par Böhm-Bawerk, le ministre du commerce répondit qu’en ce qui concerne l’incertitude soulignée par le ministre du commerce concernant le système technique sur lequel serait fondé les canaux, il pouvait le rassurer, car le mécanisme d’ascension finalement retenu ne modifiait en rien les travaux de construction par rapport au système d’écluse. Quant aux questions concernant les conditions, les coûts et les rendements futurs elles n’avaient pas d’importance pour la période de construction en tant que telle. Selon A. Gerschenkron, à la lecture de la réponse du ministre du commerce, Böhm-Bawerk se dit dans l’incapacité de tomber d’accord avec l’un ou l’autre des éléments de cette lettre. Le 19 août 1904 la conférence ministérielle qui suivit cet échange vit Böhm-Bawerk accepter de ne pas repousser davantage et de participer à l’inspection du terrain, même si celui-ci se réservait le droit d’utiliser l’article 11 de l’acte du canal. L’« incident » se termine ainsi, puisque le 26 octobre 1904 Böhm-Bawerk remet sa démission au premier ministre.

149.

Finanzarchiv, 2418/10.8, lettre du 29 juin 1904.

150.

En outre, la référence à des intérêts plus vitaux et plus urgents auxquels le budget devrait être consacré ou l’allusion à une situation défavorable du marché financier ne semble pas plus justifiée. Au contraire, les marchés financiers autrichiens se développèrent en même temps que les voies de communications. J. Bérenger (1994, p. 95) note ainsi qu’entre 1899 et 1909 le processus de développement des banques s’accéléra : « la contrepartie de cet essor des voies de communication fut la constitution d’un marché financier austro-hongrois, capable de fournir les capitaux nécessaires », Vienne s’imposant comme capitale financière de la monarchie.

151.

L’équilibre monétaire et budgétaire est la condition nécessaire et suffisante au système de l’étalon-or adopté par l’Empire. Le maintien de la parité or oblige le gouvernement à une politique d’équilibre budgétaire. En son absence, le gouvernement doit recourir à l’accroissement des taux d’intérêts au prix de l’inflation ou de forts taux d’intérêts. Dans ce cas, l’endettement de l’État entraînerait un effet d’éviction pour le financement des agents privés impensable pour Böhm-Bawerk. Parce qu’il ne peut accroître les taux d’intérêts et qu’il croit aux vertus de l’endettement privé, Böhm-Bawerk est contraint à une politique d’équilibre budgétaire.

152.

Ce travail fut entrepris par Ludwig Bettelheim-Gabillon qui fut tué par les nazis. Son manuscrit ayant été brûlé, seuls deux articles publiés avant l’Anschluss en langue allemande demeurent : L. Bettelheim-Gabillon, (1936), « Böhm-Bawerk und die Brüsseler Zuckerkonvention », Zeitschrift fur Nationalökonomie, Vol. VII ; L. Bettelheim-Gabillon, (1937), « Böhm-Bawerk und die Konvertierung von Obligationen der einheitlichen Staatsschuld », Zeitschrift fur Nationalökonomie, Vol. VIII, cités par Mises (1969, p. 59).

153.

Emil Bresigar, 1914, «Die wirtschaftlichen Konjonktur- und Depressionswellen in Oesterreich seit dem Jahre 1896 », Zeitschrift fuer Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, Vol. 23, n°. 1 et 2, pp. 1-6, 11 et 15.

154.

En obstruant le développement du crédit productif, Böhm-Bawerk nuit au processus de développement économique dans son ensemble et par-là même et réduit les perspectives d’enrichissement de la classe capitaliste qu’il veut protéger.

155.

Nous ne sommes ainsi pas très loin de la vision de M. Rothbard de l’activité politique. M. Rothbard considère en effet nécessaire de mener une politique centriste plus acceptable pour l’opinion afin de pouvoir influencer les gouvernements. Une telle conception de la politique fait selon nous écho à la tactique employée par Böhm-Bawerk en son temps. Nous renvoyons le lecteur à l’article de P. Simonot (2003, p. vi) pour une description de la position de M. Rothbard.