2.1. Une approche non strictement économique

Nous pensons que l’intérêt des travaux de Wieser ne réside pas uniquement dans sa théorie de l’imputation. Il est aussi l’auteur de plusieurs travaux sociologiques 158  : Zukunft der österreichischen Verfassung publié en 1905, Recht und Macht en 1910 et Das Gesetz der Macht paru en 1926, lequel reprend des idées développées dans plusieurs articles précédemment publiés. Mais c’est en 1914 que paraît pour la première fois sa véritable « théorie sociale » dans Theorie der Gesellschaftlichen Wirtschaft 159 , qui sera ensuite traduit en anglais en 1927 sous le titre Social Economics. Il est remarquable à ce propos qu’il fut composé à la demande de M. Weber pour le premier volume de son Grudriss der Sozialökonomik 160 où Schumpeter publie son Epochen der Dogmen – und Methodengeschichte. En outre, c’est seulement après l’obtention de la chaire laissée vacante à l’université de Vienne par le départ de Menger, que Wieser reprend ses investigations sociologiques, politiques et financières. A cette époque, comme le note Hayek (1992, p. 119), ‘« il avait atteint un point où, sur la base de sa maîtrise initiale des questions économiques, il se sentit prêt à appliquer ses connaissances à l’investigation des lois sociales plus générales et s’est ainsi dans un premier temps consacré aux questions sociologiques »’. Il apparaît dès lors que la dimension sociologique de ses travaux, loin de constituer un simple épisode, constitue plutôt un aspect fondamental de ses travaux. O. Morgenstern (1927, p. 673), qui fut l’un de ses élèves, affirme d’ailleurs que ‘« Wieser ne fut jamais un simple économiste ; même lorsqu’il travaillait sur des problèmes économiques, il ne perdait jamais son intérêt pour l’histoire et la sociologie »’.

Cette vision originale au sein de la tradition autrichienne lui vaut d’être considéré, à tort selon nous, comme un auteur atypique davantage préoccupé par les dimensions sociologique ou politique que par la théorie économique. L’attitude des économistes autrichiens des générations suivantes à son égard demeure très contrastée. Mises, qui fut pourtant l’un de ses élèves, ne fait que rarement référence à ses contributions ou uniquement de manière très critique. Hayek (1968a) fait ainsi référence à Social Economics comme un « ouvrage personnel » nullement représentatif de ce qu’est la tradition autrichienne. Certains auteurs contemporains se proclamant les héritiers de Mises pensent même que Wieser n’exerce aucune influence sur les développements modernes de la théorie autrichienne 161 .

Néanmoins, d’autres auteurs tentent de mettre en valeur cet aspect de l’œuvre de Wieser. Schumpeter (1954c, p. 70) place les écrits sociologiques de Wieser au même plan que la Theory of Leisure Class de T. Veblen (T. Veblen 1899) ou le Trattato di sociologia generale de V. Pareto (V Pareto 1916). De même, W. Samuels (1983, p. xiv) considère que Wieser, en tant que « théoricien des classes sociales », a sa place parmi des auteurs tels que K. Marx, M. Weber ou V. Pareto. Il note ainsi que les travaux de Wieser s’inscrivent dans la tendance des travaux réalisés au milieu des années 1920 qui s’intéressent au thème du pouvoir, de la psychologie et de la connaissance 162 . Bien qu’influencé par ses contemporains, l’originalité des travaux de Wieser est certaine. Celui-ci met en effet l’accent sur le fait que les préférences et les besoins des individus sont déterminés par leur environnement socio-culturel.

De la même manière, E. Streissler (1986) perçoit Wieser comme un auteur charnière entre l’économie marginaliste et l’école historique allemande, son œuvre comprenant aussi bien une analyse du processus d’allocation optimal des ressources, fondée sur le principe de l’utilité marginale, qu’une analyse intégrant des éléments sociologiques et historiques. M. Roche-Agussol (1930a, p. 1060) souligne que sa première vocation est la sociologie et non l’économie : ‘« dans l’ordre de ses aspirations, il [le sociologue] lui [l’économiste] est préexistant et exerce sur la conception même de son projet initial une influence (…) de plus en plus manifeste ».’

Le fait que les descendants des fondateurs de la tradition autrichienne ni ne reconnaissent, ni n’utilisent cet aspect des travaux de Wieser semble confirmer l’hypothèse évoquée précédemment concernant Menger : les économistes des générations ultérieures de la tradition autrichienne ont occulté les éléments ne permettant pas de justifier l’idéologie libérale que ceux-ci défendent. La conception de l’action économique de Wieser diffère de celle des « néo-autrichiens ». Ainsi, comme le souligne M. Roche-Agussol (1930b, p. 1415), il s’en distingue dans la mesure où, dès son premier ouvrage, il a ‘« imaginé l’hypothèse d’une économie rigoureusement collectiviste, où une seule autorité contrôlerait toute la richesse ».’ Contrairement aux principes suivis par les « néo-autrichiens », les fondateurs de la tradition autrichienne n’ont pas toujours défendu les principes de l’économie libre.

Plus encore, la définition de l’économie donnée par Wieser fait écho à celle proposée par Menger. Il s’intéresse ainsi simultanément à la théorie pure et à la dimension sociologique des phénomènes sociaux, abandonnant la conception matérialiste pour étudier des phénomènes tels que celui du pouvoir. S’il reconnaît que l’activité économique des individus est contrainte par « la loi et l’ordre », Wieser affirme qu’elle-ci est aussi sujette ‘« aux forces sociales impérieuses qui sont enracinées dans la concurrence de l’offre et de la demande »’, (1926, p. 20). Il explique ainsi que l’économie n’est autre que ce « segment de l’action social où les variables peuvent être plus clairement mesurées et où les formes de cette action se manifestent plus distinctement », (1926, p. 309). Il met ainsi l’accent sur les liens étroits entretenus entre l’économie et la sociologie 163 .

Aujourd’hui, l’analyse de Wieser semble susciter un intérêt nouveau de la part d’auteurs critiques vis-à-vis de la direction prise par la théorie autrichienne contemporaine. Les travaux de R. B. Ekelund Jr. participent de cette « redécouverte » 164 de l’œuvre de Wieser. La perspective de Wieser, et plus particulièrement l’analyse développée dans sa Theorie der Gesellschaftlichen Wirtschaft, est jugée comme ‘« un étonnant tour de force avec des propositions remarquablement prophétiques concernant la nature des processus et les directions de l’analyse économique contemporaine »’ (R. B. Ekelund Jr., M. Thornton 1987, p. 51).

Cette analyse n’est d’ailleurs pas sans rappeler les propos tenus par E. Streissler (1986, p. 85), lequel crédite Wieser de trois apports majeurs à l’analyse économique contemporaine : ‘« premièrement, le concept de processus économique d’innovation et d’imitation, deuxièmement, l’idée de fonder l’allocation optimale des ressources au sein de la production sur la production marginale, et troisièmement, l’idée fondamentale et aujourd’hui vraiment d’actualité de la nature instructive des prix »’. Aussi, nous nous intéresserons dans les sous sections suivantes à la manière dont Wieser considère l’activité entrepreneuriale au travers de son analyse sociologique, historique et économique. Ceci sera pour nous l’occasion de montrer plus tard la proximité de l’analyse de Schumpeter, mais aussi de Lachmann par certains aspects, avec l’analyse de Wieser.

Notes
158.

Notons d’ailleurs à ce propos que Wieser s’est tout d’abord intéressé à l’histoire, en particulier au rôle des grands hommes, au travers de la lecture de H. Spencer (1873) et de L. Tolstoï (1863-1869) notamment. Ce n’est qu’ensuite qu’il s’est penché sur l’étude des phénomènes sociaux. Il n’est donc pas étonnant que les travaux de Wieser ait un aspect sociologique et historique plus appuyé que ceux de Böhm-Bawerk par exemple.

159.

Nous pouvons traduire le titre de cet ouvrage par « Théorie de l’économie sociale ».

160.

A. Béraud et G. Faccarello (2000, p. 355) traduisent ce titre par « Esquisse d’une économie sociale ».

161.

Nous renvoyons le lecteur aux discussions entre J. Salerno et B. Caldwell sur l’influence de la définition de l’équilibre de Wieser sur Hayek. Nous pensons ainsi plus particulièrement à B. Caldwell (2002) et J. Salerno (2002a).

162.

L’influence de l’école historique allemande, lors de la période de formation intellectuelle de Wieser a sans aucun doute joué un rôle important : Wieser participa à différents séminaires en particulier ceux de K. Knies et B. Hildebrand.

163.

Il reconnaît qu’il existe des liens étroits entre les différents types de direction [leadership] comme nous le verrons plus loin dans la sous sous section 3.2. « Les types de direction et la spécificité de l’action de l’entrepreneur ». Aussi, pour Wieser, il ne peut être question de comprendre le phénomène de direction sans prendre en compte à la fois la dimension économique et la dimension sociologique d’un tel phénomène.

164.

Selon ces auteurs, l’analyse « néo-autrichienne » a subi l’influence de Wieser à trois niveaux : « (1) l’émergence des institutions comme fruit de l’ordre spontané ; (2) la description de la concurrence comme processus de rivalité par opposition (tout simplement) au modèle statique ; (3) le rôle clef de l’entrepreneur dans le processus économique » (R. B. Ekelund, Jr., M. Thornton, 1987, p. 6). Notons que cette redécouverte reste toutefois très limitée, la grande majorité des économistes autrichiens contemporains demeurant, si ce n’est franchement hostiles, du moins amnésiques concernant l’aspect sociologique de l’œuvre de Wieser.