2.2. La racine de l’action entrepreneuriale

2.2.1. Chefs et masses : la théorie sociale de Wieser

On trouve chez Wieser l’idée que l’entrepreneur n’a pas seulement une fonction économique mais une fonction sociale. Pour Wieser (1914b, p. 19), les actions des hommes ne sont pas seulement mues par ‘« la recherche d’un équilibre heureux qui est au sens le plus fort utilitariste »’ 165 , mais ‘« l’homme est par nature un être social »’ (Wieser, 1914b, p. 155).

La nature humaine est le produit de deux forces sociales distinctes 166  : le « pouvoir de liberté » (Freiheitsmächte 167 ) et la contrainte. Pour Wieser (1914b, pp. 154-155), les « pouvoirs de liberté sont reconnus par l’individu comme les aidant à s’affirmer et à se développer » et leur permettent « d’accroître leur pouvoir individuel ».

Toute action réfléchie est décrite comme ayant deux racines : l’une étant le désir d’accomplissement, l’autre la conséquence du pouvoir. Plus exactement, ‘« il existe un double stimulus [à l’action] : un désir réfléchi que nos efforts atteignent leur objectif et un stimulus moteur actif qui renvoie aux tensions et aux luttes qui peuvent être libérées »’. ‘« Fondamentalement ce désir et cette force sont intimement associés, ’ ‘’ ‘même si’ ‘’ ‘ à la surface de la conscience, ils apparaissent distincts »’ (1914b, p. 18). La volonté, qui permet d’unir le désir d’accomplissement et le pouvoir, est source de toute action : sans la force et l’énergie de la volonté (d’entreprendre une action), l’action ne peut exister. Les forces qui déterminent le comportement des individus sont les motivations. Au sein d’une société, ces motivations sont ‘« cultivées – entraînées, disciplinées et rassemblées – au sein du conflit incessant des intérêts et des pouvoirs »’ (1914b, p. 19).

Le concept de volonté ainsi défini permet à Wieser (1914b, p. 19) de faire l’hypothèse d’une économie « simple » et « idéale » où un individu unique déciderait des objectifs à poursuivre, sans commettre d’erreurs ou sans être influencé par ses passions, maintenant l’ordre entre les différentes forces individuelles placées sous son contrôle. L’organisation de cette économie simple permettrait de comprendre comment peut fonctionner une économie socialiste 168 . Ainsi, l’économie « a son origine dans le désir qui est pleinement conscient de son objet et s’évertue à l’atteindre » (Wieser 1914b, pp. 21-22). L’activité économique est toujours le fruit d’une volonté et d’un désir conscient. Wieser ne semble pas prendre en compte, comme l’a fait Menger et le fera Hayek, l’éventualité que le résultat de cette action ne soit pas conforme à l’objectif visé, c’est-à-dire la possibilité d’effets inattendus ou spontanés. Il s’agit d’une définition simplifiée où les problèmes de l’échange et de la répartition sont mis de côté. M. Roche-Agussol (1930a, p. 1064) résume cette idée de la manière suivante : ‘« la vie des sociétés se ramène à un consensus organisé dont les nécessités extérieures provoquent les réactions, sans les déterminer elles-mêmes »’.

Bien qu’influencés par la contrainte, les hommes demeurent libres : la véritable liberté ne se résume pas à l’absence totale de contrôle. La contrainte est une restriction à la liberté individuelle, dont la forme oppressive n’est autre que la domination. La conception de Wieser n’est donc ni complètement déterministe, ni fondamentalement libertaire. L’homme agit dans un milieu social qui le contraint, mais sur lequel il peut avoir malgré tout une influence. La contrainte dont il est question ici n’est pas seulement de nature économique, mais est aussi morale et sociale : ‘« les décisions que l’homme ordinaire considère comme siennes sont induites par le pouvoir de son éducation et par la pratique courante des autres individus qui ont été placé dans de pareilles circonstances. La place qui est laissée à la liberté d’action, qui existe légalement, est étroitement restreinte par la moralité, l’état des arts techniques et autres conditions. »’(Wieser 1914b, p. 156)

Ces idées ne sont pas sans rappeler la philosophie d’H. Spencer dont Wieser avoue lui-même l’influence. E. Streissler (1986, p. 81) considère même que ‘« Wieser, adulte, concéda à Spencer que la personnalité du chef est façonnée par la société et doit constamment dialoguer avec ses disciples »’, même si le rôle conféré aux chefs ne se limite pas aux seules tribus primitives comme chez H. Spencer. Notons que cette thématique de la force, de l’énergie et du pouvoir des chefs sur les masses, était très en vogue dans la pensée de l’époque 169 . Aussi, il nous semble que le discours de Wieser, se comprend d’autant mieux si l’on rappelle le rôle de la bureaucratie dans l’Empire habsbourgeois et l’élitisme qui régnait alors dans ce milieu 170 .

En effet, il existe selon Wieser deux catégories d’individus : les « masses », multitude inorganisée, incapable d’agir par elles-mêmes et les « chefs » 171 , seuls capables d’impulser l’action en contrôlant et dirigeant les premiers. Les « chefs » sont définis par ailleurs comme « les grands hommes de l’histoire » (1926b, p. 37), mais le « chef » correspond aussi par ailleurs à « toute personne qui, par sa capacité de guide, se tient au dessus des masses ». Parallèlement, le rôle des masses est donc de « suivre » leur « chef », (1926b, p. 37). Mais, bien que les chefs occupent une position hiérarchique supérieure et exercent leur pouvoir afin de conduire les masses sur la voie qu’ils ont décidé de suivre, ils restent dépendants de celles-ci. Incapables d’agir seules, les masses ont néanmoins un rôle de sélection des chefs. Elles ont le pouvoir d’en suivre un plutôt qu’un autre. Il n’y a donc pas de scénario déterminé. Selon Wieser, l’évolution des rapports entre les masses et les chefs dépend réellement des conditions dans lesquelles ces rapports s’expriment.

De plus, la distinction établie par Wieser entre les masses et les chefs est un outil théorique. Elle lui permet aussi bien d’expliquer le pouvoir exercé par les entrepreneurs sur les ouvriers que le développement du pouvoir dans le mouvement ouvrier (Wieser 1914b, p. xix). Wieser distingue d’ailleurs plusieurs types de « chefs ». Ce terme s’applique ainsi selon lui aussi bien aux ‘« chefs militaires ou politiques, aux princes, aux commandants de l’armée, aux hommes d’État ou aux chefs de partis, qu’aux chefs religieux et chefs dans les arts ou dans les sciences, en bref, à tous ceux qui, dans tout domaine de l’activité sociale, montrent le chemin »’, (1926b, p. 37). Ainsi, Wieser distingue plusieurs formes de « direction » [leadership] et donc plusieurs types de « chefs ». Bien que la théorie des chefs de Wieser ne nous intéresse ici que dans la mesure où elle a trait à l’activité entrepreneuriale, il est intéressant de rappeler quels sont les différents types mis en évidence par celui-ci. Cette typologie nous permet en effet de mieux comprendre comment évolue l’activité entrepreneuriale.

Cinq types de « chefs » sont étudiés par Wieser (1926b, pp. 38-42) :

  • la « direction despotique [despotic leadership] » prépondérante durant les premières périodes de l’histoire, fondée sur l’usage de la force.
  • la « direction du souverain [lordly leadership] » : la direction ne repose alors plus seulement sur l’exercice de la force mais sur des « caractéristiques culturelles ». Wieser cite en exemple l’aristocratie nobiliaire européenne du Moyen-Âge.
  • La « direction coopérative [cooperative leadership] », marquée par le fait que les « chefs » sont « élus par les suiveurs » en fonction de leur succès.
  • La « direction historique [historical leadership] », qui se rencontre dans le seul contexte de la conquête du pouvoir.
  • Le « type « impersonnel » de direction [« impersonnal » type of leadership] », caractéristique d’une « société libre », où il n’est pas nécessaire de prendre une décision pour l’ensemble de la collectivité au sommet de la hiérarchie.

La distinction entre « chef » et « masses » laisse cependant certaines questions en suspens. Wieser n’aborde à aucun moment la question de savoir si une personne peut appartenir aux deux catégories selon les circonstances. Il semble en effet qu’une seule personne puisse parfaitement appartenir à des catégories différentes selon les périodes. Avec l’évolution, les anciens chefs sont éliminés par les nouveaux. Mais, ne peut-on pas envisager qu’une même personne appartienne au même moment à des catégories distinctes dans des sphères différentes de la vie sociale ? Ainsi par exemple, un « chef » dans le domaine économique peut, en effet, ne pas être lui-même un « chef » politique ou appartenir à la catégorie sociale qui dirige la vie politique. La théorie de Wieser semble compatible avec une telle analyse. Néanmoins, celui-ci ne traite pas cette question. Sans doute peut-on supposer que Wieser n’a pas eu le temps de se pencher sur celle-ci.

Notes
165.

On pourrait sans doute, dans une interprétation contemporaine de Wieser, dire que l’action humaine n’est pas régie par les seuls principes économiques de réduction des coûts et de maximisation de l’utilité. 

166.

Ces deux forces sont introduites au livre II dans un paragraphe intitulé « The Basic Forms of Social Action » (formes fondamentales de l’action sociale), pp. 154-158.

167.

Une fois encore il nous faut souligner la maladresse de la traduction anglaise. L’expression « Freiheitsmächte » signifie au sens littéral « pouvoir de liberté » et n’a donc aucun rapport avec une quelconque idée de « contrôle naturel » qui impliquerait un déterminisme dont la définition proposée par Wieser n’est nullement empreinte.

168.

En ce sens, Wieser a un point de vue différent de celui qui est défendu par ses élèves Mises et Hayek pour qui un calcul économique rationnel ne peut être réaliser au sein d’une économie socialiste. Wieser au contraire semble croire que l’économie socialiste peut fonctionner de la même manière que l’économie simple qu’il décrit dans son ouvrage de 1914.

169.

Selon E. Streissler (1986, p. 89), il n’est pas possible de nier le fait que Wieser « fut l’un des premiers spécialistes des sciences humaines à employer constamment le terme Führer au début du vingtième siècle ». Nous retrouvons ici la même idée que celle soutenue par W. Samuels (1983) et à laquelle nous avons déjà fait allusion dans la sous section précédente.

170.

Ce n’est pas un hasard en effet si c’est à Vienne, dans les années 1908-1912, que Hitler forge ses idées politiques, lesquelles « reflètent de manière exacerbée, l’atmosphère qui règne à cette époque dans la capitale des Habsbourgs » (P. Milza 1985, pp. 199-200).

171.

Nous préférons le terme de « chef » pour traduire le terme « führer », bien que le terme « dirigeant » aurait pu être utilisé. Nous suivons en cela la traduction de M. Roche-Agussol (1930a et b). Le terme de dirigeant ne renvoie selon nous qu’à une supériorité hiérarchique sans rapport avec le pouvoir qu’une telle position implique ou avec sa dimension sociale. Notons que la traduction anglaise emploie le terme de « leader ».