2.2.2. L’entrepreneur comme « chef » de l’activité économique.

De cette distinction entre masses et chefs, dépend le rôle de l’entrepreneur. Le « chef » de l’économie est en effet décrit comme la réunion de « la pensée et de la volonté entrepreneuriales » (1926b, p. 349). S’intéressant au développement des « communautés acquisitives » [acquisitive community], Wieser définit l’entrepreneur comme la forme moderne de « direction économique ». Cette « direction » se fonde sur « la perception rapide permettant de saisir un nouveau virage dans les transactions courantes » (1914b, p. 324). Cette définition n’est pas sans anticiper le concept kirznerien 172 de vigilance [alertness] à l’origine de l’action entrepreneuriale. Mais, chez Wieser, le « chef » de l’économie, ou entrepreneur, doit aussi posséder la « force autonome » lui permettant de gérer son affaire selon ses vœux. Le pouvoir est caractéristique de l’exercice de la fonction entrepreneuriale, (Wieser 1914b, p. 324). La vision schumpeterienne du « chef » capable de manipuler l’opinion pour imposer sa propre vision du monde se dessine ici. L’entrepreneur doit motiver et rassembler les énergies autour de lui et de son projet. Il doit convaincre les ouvriers de travailler pour lui et les banquiers de lui faire confiance.

Cette force autonome n’est pas sans rappeler aussi la pulsion créatrice qui caractérise l’« instinct du travail bien fait [instinct of workmanship] » de T. Veblen : ‘« l’homme est un agent qui se perçoit lui-même comme le centre d’un déplacement d’activité impulsive (…) en vertu de cet état, il est doué d’un goût de l’effort efficace et d’un dégoût du vain effort. Il sent le mérite de ce qui est bon service ou rendement, et le démérite de ce qui est vanité, gaspillage, incapacité. Cette attitude, ce penchant, peut être appelé l’instinct artisan »’ ‘ 173 ’ (1899, p. 12).

De même, la motivation de l’entrepreneur qui réside chez Wieser dans « le joyeux pouvoir de créer », n’est pas sans lien avec « la joie de créer une forme économique nouvelle » 174 de Schumpeter. L’entrepreneur « a le courage de courir le risque 175  » lié à l’incertitude entourant le futur, même s’il n’est pas le seul à en supporter la charge en cas d’échec. Il a cependant la responsabilité sociale de la masse des opérateurs qu’il a sous ses ordres, selon Wieser (1914b, pp. 324-325).

E. Streissler (1986, p. 80) note d’ailleurs très justement que l’idée d’« entrepreneur-innovateur » et d’« entrepreneur-imitateur » de Schumpeter est présente chez Wieser. S’intéressant à l’« entreprise capitalistique », Wieser distingue en effet le « grand entrepreneur [great entrepreneur] » de l’« entrepreneur ultérieur ». Le premier correspond à l’« innovateur » (1926b, p. 348). Il se caractérise par une « forte volonté » et « considère dans tous ses détails et met en pratique le concept entrepreneurial [entrepreneurial concept] qui correspond à un état donné des connaissances techniques et une situation du marché particulière ». Le second se contente de « copier le nouveau modèle » et n’a pas besoin des autres. Toutefois, l’entrepreneur innovateur défini par Wieser se différencie de l’« entrepreneur-innovateur » de Schumpeter dans la mesure où pour Wieser (1926b, p. 348) l’« entrepreneur innovateur » est « un découvreur et un inventeur ».

E. Streissler (1986, p. 80) considère pourtant qu’il existe chez Wieser les germes de l’analyse de l’innovation qui sera développée par Schumpeter. La terminologie employée par Schumpeter dérive en effet de celle de Wieser : la Theorie der gesellschaftlichen Wirtschaft de Wieser serait d’ailleurs, selon E. Streissler (1981, p. 66), tirée des cours que celui-ci donnait à l’université de Vienne dont Schumpeter fréquentait les bancs. Dans le même temps, il semble que cette thématique soit plus le fruit de l’esprit de l’époque, que le résultat de l’influence exercée par Wieser sur Schumpeter, même si nous ne nions pas le rôle d’une telle influence sur la formation de Schumpeter. À la même époque en effet (1909), W. Sombart publiait, un article sur l’entrepreneur capitaliste 176 , suivi bientôt par son ouvrage intitulé Le bourgeois en 1913, soit deux ans après la parution de la première édition de l’ouvrage de Schumpeter. Au sein de la tradition autrichienne même, la référence à l’entrepreneur existait depuis l’œuvre de Menger, ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent.

Nous venons de voir quelle place Wieser accorde à l’entrepreneur au sein de sa théorie des comportements humains. Toutefois, il existe chez cet auteur une analyse plus complexe de l’entrepreneuriat : Wieser s’intéresse à l’évolution des formes entrepreneuriales dans l’histoire, analysant les différents types d’entreprises et la manière dont ceux-ci se succèdent dans le temps. Ce travail entrepris par Wieser, bien que limité, demeure la seule tentative de ce genre au sein de la tradition autrichienne jusqu’à la parution en 1942 de l’ouvrage peut-être le plus connu de Schumpeter : Capitalism, Socialism and Democracy.

Notes
172.

 Selon Kirzner, l’entrepreneur vigilant se définit comme un être capable de percevoir des opportunités de profit non encore découvertes. Nous renvoyons le lecteur à la Partie 3, chapitre 1, 1.1.1. « La vigilance entrepreneuriale » pour une analyse de la définition kirznerienne de l’activité entrepreneuriale.

173.

Nous utilisons ici la traduction française qui utilise l’expression « instinct artisan » pour traduire « instinct of workmanship ». Cependant, les commentateurs préfèrent l’expression d’« instinct du travail bien fait ».

174.

Nous faisons référence ici à Schumpeter (1926c, p. 136). Il semble que l’influence de Wieser sur Schumpeter ne se limite pas à ces quelques détails. De nombreux éléments sont en effet étrangement similaires chez les deux auteurs. L’histoire n’a toutefois pas permis de dire qui du maître ou de l’élève avait le plus influencé l’autre.

175.

Notons que l’emploi du terme « risque » ici n’est pas approprié. L’entrepreneur ne court pas de risque tel que F. Knight a pu définir ce terme, mais l’issue et le déroulement de l’action de l’entrepreneur sont incertains. C’est donc l’incertitude qui caractérise l’action entrepreneuriale et non le fait de prendre des risques.

176.

Sombart W., (1909), « Der kapitalistiche Unternehmer » (entrepreneur capitaliste), Archiv für Sozialwissenschaften und Sozialpolitik, xxix, p. 689.