2.3.1. Typologie des formes entrepreneuriales

L’originalité de Wieser réside ici non seulement dans l’établissement d’une typologie des formes entrepreneuriales, mais aussi et surtout dans la manière dont il l’intègre à l’analyse de l’histoire économique. Chez Wieser, plus encore que chez Menger, l’histoire économique et sociale constitue un véritable outil d’analyse. Toutefois, le message que l’auteur tente de faire passer par le recours à l’histoire diffère de celui de Menger 177 .

Selon Wieser, dans la stratification sociale moderne, les premières formes historiquement apparues n’ont pas entièrement disparu, même si la nouvelle classe des « entrepreneurs capitalistes et capitalistes possédants » 178 a pris la place de la classe moyenne de la bourgeoisie industrielle de la fin du dix-huitième siècle et de la première moitié du dix-neuvième siècle 179 (1914b, p. 319). Ce mouvement est caractéristique d’un changement de « direction ». Alors que la « direction politique » a permis à la classe des prêtres et des guerriers, des grands hommes d’Église et d’État de régner en maître sur la classe des esclaves et des serfs dans l’Antiquité et au Moyen Âge, la seule « direction économique » a procédé à l’avènement d’abord de la bourgeoisie, puis au fil de la complexification de la division du travail et de l’accroissement de la taille des entreprises et des marchés, à la montée des « entrepreneurs capitalistes et des capitalistes possédants ». Ce changement de « direction » se caractérise par la montée en puissance de la sphère économique. Dès lors, la force de la règle de droit et du marché, autrement dit la force du pouvoir économique se substitue à la force du pouvoir politique. L’analyse proposée par Wieser est ainsi plus sociologique qu’économique. Il met en effet en avant la nécessité de penser les liens qui existent entre le processus d’acquisition et de formation des revenus et la stratification sociale, laquelle se caractérise dans ce nouveau mode de direction par l’opposition entre la classe des capitalistes possédants celle des « multitudes de travailleurs dépourvus de moyens financiers » (1914b, p. 321).

À la différence d’autres économistes autrichiens tels que Menger et Böhm-Bawerk, Wieser ne se contente pas de constater l’existence d’inégalités sociales. Il cherche à analyser la nature de ces inégalités et leurs implications pour le développement économique, mais aussi l’effet retour produit par celui-ci sur la stratification sociale. Finalement, Wieser met en lumière un tableau qui est généralement analysé par les « néo-autrichiens » et les économistes de la tradition autrichienne contemporaine comme le résultat de l’immixtion de l’État dans la direction économique. Au contraire, pour Wieser, l’effet cumulatif en termes d’inégalités d’une stratification sociale fondée sur la puissance économique le conduit à affirmer la nécessité de protéger les classes sociales inférieures non possédantes contre les « interférences » produites par les « forces capitalistes » sur « l’esprit social de l’économie » (1914b, p. 413). Il se déclare d’ailleurs pour cette raison favorable à l’établissement d’une législation sociale du travail protégeant les enfants et les femmes des conditions de travail très dures.

Le pouvoir obtenu par la classe dirigeante dans l’économie capitaliste a connu des changements importants depuis le Moyen-Âge jusqu’à la guerre de 1914-1918. Ces changements sont analysés par Wieser dans un paragraphe consacré à l’entreprise [Unternehmung] où « l’institution de l’entreprise » est définit comme « l’organe de la stratification économique moderne » (Wieser 1914b, p. 323). Le terme d’« institution » doit être compris dans son sens premier, c’est-à-dire comme étant institué. Autrement dit, l’établissement de l’entreprise est à l’origine d’un changement dans la stratification sociale. L’entreprise est ainsi défini comme une « organisation » dont la structure interne « détermine le caractère de l’ensemble de la structure [de la communauté possédante] » de l’économie monétaire, selon Wieser (1914b, pp. 322-323).

Notons que le terme d’entreprise [Unternehmung] désigne la forme moderne de l’entreprise et les unités de grande taille désignées aujourd’hui dans la littérature consacrée à l’histoire industrielle par l’expression de « grande entreprise ». L’entreprise individuelle ou dite parfois artisanale ne rentre pas dans cette catégorie, puisque Wieser emploie pour la désigner le terme allemand de « Sonderbetriebe » 180 que le traducteur anglais traduit par « individual establishments » et que nous traduirons par « établissements individuels » (Wieser 1914b, p. 323). La différence est ici importante dans la mesure où Wieser néglige explicitement toutes les formes d’établissements individuels existant pourtant encore à l’époque moderne, au profit de l’image idéale et simplifiée du phénomène d’« entreprise ». De l’analyse de l’entreprise, nous pouvons tirer une typologie des formes entrepreneuriales et une définition plus précise de la fonction entrepreneuriale. Au fil des progrès de la division du travail, les différentes fonctions remplies par l’entrepreneur sont exécutées par des acteurs différents, ce qui permet de dégager l’essence même de la fonction entrepreneuriale. L’analyse menée par Wieser part de la forme la plus simple et aussi la plus pure, selon lui, de la « direction économique », à savoir l’entrepreneur individuel, pour aller vers une compréhension des différentes fonctions économiques présentes au sein des grandes entreprises modernes que sont les trusts et les cartels : le manager, l’actionnaire et l’entrepreneur sont ainsi distingués les uns par rapports aux autres.

Selon Wieser, l’entrepreneur individuel est le directeur de par la loi, et de par sa participation active à la gestion économique de l’entreprise. Représentant légal des opérations, propriétaire des biens matériels de production, créditeur de toute somme reçue et débiteur de toute somme due, il est enfin l’employeur des travailleurs. Le pouvoir de direction de l’entrepreneur individuel commence avec l’établissement de l’entreprise fondé sur l’apport du capital et de l’idée de départ, mais aussi sur le pouvoir d’engager des collaborateurs. Une fois son entreprise établie, il en devient alors le gestionnaire technique et commercial.

Au fil du développement de l’État et de la société, le pouvoir s’accroît, l’entreprise évolue et le rôle de l’entrepreneur change avec celle-ci. La fonction entrepreneuriale se détache alors des autres fonctions comme celle de la propriété ou de la direction. L’entrepreneur est alors distinct du propriétaire et du manager. Deux formes de « direction » se détachent alors : une première forme où le « chef » en tant que propriétaire individuel a un pouvoir illimité à sa disposition et une seconde forme où le pouvoir du « chef » est limité par les termes de son mandat et sa responsabilité vis-à-vis de son mandant. La firme capitaliste dans sa forme moderne, à savoir la société par action, combine ces deux types de direction. L’entrepreneur peut alors aussi bien être un individu qu’un groupe d’individus. Dans les deux cas, la forme moderne de l’entrepreneur au sein des économies monétaires renvoie au fait d’investir un capital en vue de réaliser un profit monétaire. (Wieser 1914b, pp. 326-30) Est-ce à dire que Wieser nie la spécificité de la fonction entrepreneuriale ?

L’évolution de l’entrepreneuriat dépend de l’évolution des formes prises par l’entreprise. Autrement dit, pour Wieser, la structure institutionnelle détermine la forme de l’action économique. L’histoire économique se caractérise par une croissance de la taille des entreprises et la dissolution de l’action entrepreneuriale jusqu’à ce que le terme entrepreneur en vienne à désigner uniquement le propriétaire légal. Parallèlement, l’esprit entrepreneurial qui caractérise l’entrepreneur individuel est diffusé à tous les niveaux de la firme. L’entrepreneur n’est pas seulement le propriétaire de l’entreprise. Ses subordonnés exercent tout autant que lui cette activité : ‘« dans l’entreprise capitaliste les grandes personnalités des entrepreneurs ont atteint leur pleine envergure : audacieux innovateurs techniques, organisateurs à la connaissance fine de la nature humaine, banquiers qui voient loin, spéculateurs imprudents, directeurs de trusts conquérants le monde »’ (Wieser 1914b, p. 327).

Avec l’accroissement de la division du travail, la croissance et la complexification des entreprises, il n’existe plus de fonction entrepreneuriale distincte. Celle-ci est associée à d’autres fonctions économiques. Elle est dispersée, mais toujours présente. Bien qu’exercée conjointement à d’autres fonctions économiques, la fonction entrepreneuriale ne doit pas être confondue avec elles.

Ainsi Wieser en vient-il à distinguer l’action de l’entrepreneur de celle du « directeur [manager] ». Considérant l’origine du profit, il montre que le revenu de l’entrepreneur se compose des salaires liés à l’activité de direction ou autres travaux « exécutifs », des intérêts correspondant à la part des capitaux investis dans l’entreprise et du profit entrepreneurial proprement dit. Cette dernière composante constitue la rémunération spécifique de l’entrepreneur. Par conséquent, le profit apparaît comme la somme une fois déduite la part de tous les autres revenus.

Notons que, comme chez Menger, cette rémunération possède la particularité de pas être le produit de l’échange, de ne pas avoir de contrepartie marchande. Wieser (1914b, p. 354) écrit ainsi : ‘« dans tous les autres cas les salaires et les intérêts sont une affaire d’accord dans l’échange. Seuls les entrepreneurs tirent ceux-ci non au moyen de l’échange mais de leur forme « naturelle ». Donc sous cette forme, le salaire et l’intérêt de l’entrepreneur sont combinés aux profits pour constituer l’ensemble du revenu de l’entrepreneur, lequel est le seul revenu tiré de l’économie monétaire sans échange »’ 181 .

Le profit n’est pas non plus la rémunération pour la prise de risque. Le risque n’est pas spécifique à l’activité entrepreneuriale. La spécificité de ce revenu provient de la position légale de l’entrepreneur, donc de l’exercice de la « direction ». Le problème que pose Wieser est celui de l’effet de la division du travail sur les différentes fonctions économiques. Le processus de division du travail produit un éclatement des fonctions économiques qui se trouvent ainsi redéfinies au fil du temps. Par conséquent, la définition de l’entrepreneur et du profit doit toujours être présentée dans son rapport aux autres fonctions économiques telles que l’activité de « direction ».

Enfin, Wieser distingue l’entrepreneur du « promoteur [Grunder] 182  » et du « spéculateur ». En effet, l’entrepreneur n’est pas seulement celui qui fonde l’entreprise. L’acte de création qui inclut la provision de garanties et se finit avec elle, est celui du promoteur. En tant que tel le promoteur est un type particulier d’entrepreneur, mais la fonction entrepreneuriale ne se limite pas à l’acte de fondation. De même, le spéculateur peut être un entrepreneur dans la mesure où son action fournie un service économique : par exemple, lorsqu’il permet de raffiner les calculs de l’entrepreneur. Mais le spéculateur se distingue de l’entrepreneur selon Wieser (1914b, p. 364) en ce qu’il « n’a [pas] l’intention de contribuer à quoi que ce soit en améliorant les relations entre l’offre et la demande ». L’action spéculative de l’entrepreneur se distingue quant à elle par l’effort créatif qui l’accompagne. La spéculation n’est pas une fin en soi mais un moyen de parvenir à son but : entreprendre. N’est donc jugée entrepreneuriale que la spéculation qui sert les intérêts de l’activité (productive) de l’entreprise. L’action n’est entrepreneuriale que si elle est liée à l’exercice de la direction. Autrement dit, derrière celle-ci c’est la mise en place d’un plan d’action ou d’un projet qui est en jeu. L’entrepreneur se définit donc toujours par rapport au projet qu’il met en œuvre et ses actions pour le réaliser.

Il est remarquable de trouver chez Wieser la distinction entre les intérêts des financiers (spéculateurs) et ceux des industriels et des techniciens. Cette tonalité n’est pas sans rappeler celle tellement caractéristique de l’oeuvre de T. Veblen et de W. Sombart que l’on retrouvera par la suite chez J. M. Keynes.

Notes
177.

Il est d’autant plus intéressant de noter l’importance de l’analyse historique chez Wieser que Mises et Hayek se contenteront par la suite d’utiliser l’histoire pour illustrer leurs propres théories. À la différence de ces derniers, Wieser part de l’analyse historique pour construire sa typologie.

178.

« The conditions of acquisition have developped in such a way that a class of capitalist entrepreneurs and moneyed capitalists can now form. This class, with others, rises to the highest stratum, while the middle class of the industrial bourgeoisie is broken up to no small degree » (Wieser 1914b, pp. 319-320).

179.

Wieser note à cet égard que ce mouvement a eu lieu plus tardivement dans les pays de l’Europe Centrale et de l’Europe de l’Est, durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

180.

Au sens littéral cette expression signifie « entreprise unique ou particulière ».

181.

Dans le texte anglais : « In all other cases wages and interest are a matter of agreement in exchange but in their « natura » form. Hence through this form the entrepreneur’s wage and interest are combined with profits to constitute the whole of the entrepreneur’s income, which is the only income drawn in the money economy without exchange » (Wieser 1914b, p. 354).

182.

Notons que le terme « Grunder » signifie « fondateur » et « créateur ». Ce terme n’a donc pas le même sens que le terme de « promoter » en anglais qui renverrait à la figure du « promoteur américain » comme l’indique le dictionnaire américain Webster. Ce second sens de « promoter » renvoie par exemple au promoteur d’un spectacle ou au promoteur immobilier.