Chapitre 1. L’entrepreneur-innovateur de Schumpeter : prolongement ou rupture de la tradition autrichienne ?

Introduction

De nombreux travaux ont été réalisés sur l’évolution de la pensée de Schumpeter. Toutefois, rares sont ceux qui se sont penchés sur l’influence de la tradition autrichienne. Nous montrerons que l’analyse de l’entrepreneur de Schumpeter s’inscrit dans la droite ligne des idées développées par les fondateurs de la tradition autrichienne. Bien que l’influence de Böhm-Bawerk soit bien connue, il semble que l’influence de Menger et Wieser ait été quelque peu négligée. Schumpeter lui-même, par certains propos parfois tranchants vis-à-vis de Menger ou Wieser, a pu laisser une telle impression. Si l’on se réfère à son History of Economic Analysis 192 (1954c, pp. 133-134), le traitement qui est fait de Menger et Wieser ait assez succinct par rapport à la place dévolue à Böhm-Bawerk 193 .

Après avoir rappelé les grandes lignes de l’évolution de la pensée de Schumpeter, nous montrerons quels sont les liens existant entre Schumpeter et la tradition autrichienne. Nous soulignerons ainsi les points communs avec la pensée « néo-autrichienne » notamment en ce qui concerne leur intérêt pour une approche dynamique des phénomènes économiques, dont le moteur n’est autre que l’action de l’entrepreneur et leur rejet mutuel de la conception traditionnelle de la concurrence pure et parfaite.

Dès lors, nous verrons que l’analyse de l’entrepreneur ne se limite pas à une seule description économique, mais prend en compte les aspects à la fois psychologiques, historiques et sociologiques de l’action entrepreneuriale. Les différents types d’entrepreneurs mis en évidence par Schumpeter dans sa description de l’histoire du développement du capitalisme seront alors pour nous le moyen de mettre en évidence la direction que peut prendre la théorie de l’entrepreneur lorsqu’elle sort de l’analyse strictement économique, selon la ligne indiquée par Menger et Wieser. La spécificité de l’entrepreneur apparaît alors comme l’expression particulière d’une forme de « direction [leadership] ». L’entrepreneur, chef de l’activité économique, exerce une fonction fondamentale en ce sens qu’il crée et impulse une nouvelle dynamique à chaque innovation qu’il lance. Qu’il réussisse et il sera imité bientôt par d’autres entrepreneurs attirés par le profit. Qu’il échoue et il sera éliminé par la concurrence d’autres entrepreneurs innovateurs. Dans tous les cas, le succès ou l’échec dépend de la capacité d’un petit groupe d’entrepreneurs à pousser d’autres agents à les suivre. Plusieurs types d’entrepreneurs ont pu se succéder dans l’histoire du capitalisme. Toutefois, la division du travail se poursuivant, la fonction de l’entrepreneur a pu être distinguée de la fonction du capitaliste, puis de la fonction du « manager » ou « directeur ». Bien que la fonction entrepreneuriale soit une fonction sociale par nature, les entrepreneurs ne constituent pas une classe sociale à part entière. Les entrepreneurs appartiennent à plusieurs classes sociales. Selon les époques et les pays, selon donc les structures institutionnelles en place, l’entrepreneur se lie avec certaines classes sociales 194 . Nous verrons que le préjugé négatif attaché à la fonction de l’entrepreneur n’est pas fondé selon Schumpeter. La tendance à « l’impérialisme », le protectionnisme, décriés par les marxistes n’est ainsi pas le fruit de l’action des entrepreneurs et du développement de l’activité capitaliste qui lui est associée. Elle est au contraire l’héritage de structures de pensée passées qui cherchent à conserver leur pouvoir en s’alliant aux entrepreneurs en charge de la direction de la dynamique économique au cœur de l’évolution sociale.

Nous serons conduit à évaluer dès lors dans quelle mesure l’activité entrepreneuriale peut exister dans le cadre d’une économie socialiste. Nous nous intéresserons pour cela au débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique au sein d’une économie socialiste, au travers des propositions de Schumpeter, de Mises et d’Hayek. Nous verrons que pour Schumpeter, l’action et la fonction entrepreneuriales demeurent dans une économie socialiste, bien qu’elles prennent des formes différentes. Schumpeter s’oppose ainsi à Mises en démontrant que l’activité économique peut être organisée de manière efficace au sein d’une économie socialiste.

Notes
192.

Cet ouvrage a été traduit et publié sous le titre Histoire de l’analyse économique. Nous utiliserons cette traduction dans la suite de notre travail.

193.

Hayek et Mises apparaissent eux-mêmes uniquement au détour de notes de bas de page. Lorsque Schumpeter fait référence aux travaux sociologiques de Wieser, il considère ceux-ci aux côtés de ceux de V. Pareto, T. Veblen ou M. Weber : voir à ce propos à Schumpeter (1954c, p. 70). Il nous faut toutefois nuancer ceci par le fait que ce type de discours est souvent utilisé pour cacher une dette plus lourde que ce que l’auteur souhaite reconnaître.

194.

Les entrepreneurs sont ainsi généralement plus présents dans la classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie. Nous renvoyons le lecteur pour plus de détails à Schumpeter (1919).