Section 1. La place de la théorie de l’entrepreneur de Schumpeter au sein de la tradition autrichienne

1.1. Les grandes évolutions de la pensée de Schumpeter

La théorie de l’entrepreneur de Schumpeter est sans doute l’analyse la plus connue, elle a été débattue de nombreuses fois par le passé et continue de passionner les économistes, comme en témoignent les dernières traductions publiées en 2002 de certains chapitres de la première édition allemande de Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung 195  : Schumpeter (1911b) et (1911c). Une abondante littérature secondaire traitant de la conception de l’entrepreneur de Schumpeter et de son évolution est ainsi disponible 196 .

Il s’agit ici d’expliciter les grandes phases de la pensée de Schumpeter concernant la question de l’entrepreneur. Traditionnellement, il semble que les commentateurs distinguent trois périodes rythmant l’évolution de la pensée de Schumpeter concernant le thème de l’entrepreneur. Ainsi en est-il des principaux ouvrages, R. Swedberg (1991), E. März (1991) ou encore Y. Shinoya (1997).

Les premiers travaux de Schumpeter dont Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie 197 (1908) est la représentation la plus connue, traitent de questions de théorie économique « pure » au sens de Walras. Schumpeter décrit lui-même son premier ouvrage comme une tentative de dresser une description du champ de la théorie économique, ainsi que le note R. Swedberg (1991, p. 24). Plus encore, R. Swedberg (1991, pp. 26-27), comme Y. Shinoya (1997, pp. 93-94), affirme que cet ouvrage est le fruit, d’une part, de la volonté de produire un traité de méthodologie permettant de faire le point sur la « querelle des méthodes » 198 et, d’autre part, de la volonté de familiariser les lecteurs germanophones avec l’économie théorique. Il n’est donc pas étonnant en ce sens de trouver dans cet ouvrage l’idée que la théorie économique ne doit pas s’occuper des autres sciences sociales. En effet, R. Swedberg (1991, p. 29) écrit : ‘« on ne trouvera pas une prise en compte détaillée de ce qu’est l’analyse dynamique dans Das Wasen ; il s’agit d’un thème que Schumpeter a gardé pour son livre suivant, Theorie der wirtschaflichen Entwicklung »’.

Parallèlement, une seconde période s’ouvre avec la publication en 1911 de Theorie der wirtschaflichen Entwicklung. L’analyse dynamique est au cœur de ce nouvel ouvrage, la description du circuit économique se limitant au premier chapitre. Il ouvre ainsi la voie à une explication du changement endogène du fonctionnement de l’économie capitaliste. L’accent est clairement mis dès lors sur la personne de l’entrepreneur : c’est la figure de l’entrepreneur « héros » de l’activité économique comme le notent Y. Shinoya (1997, pp. 166-170) et R. Swedberg (1991, pp. 34-36). Une analyse plus individualiste, mais aussi plus proche de l’analyse des comportements économiques développée par Wieser, est mise en évidence 199 . Schumpeter (1911a, p. 128) introduit deux types de comportements différents : un comportement « statique » et « hédoniste » [hedonisch] caractéristique du circuit économique et un comportement « énergétique » et « dynamique » qui définit l’action de l’entrepreneur. Bien qu’amendée lors de la révision de l’ouvrage effectuée pour la seconde édition allemande de 1926, la Theorie der wirtschaflichen Entwicklung met l’accent sur l’aspect psychologique de l’action entrepreneuriale.

Un autre pas est effectué dans les années 1930, lorsque Schumpeter prend davantage de distance encore avec la théorie économique telle qu’elle est enseignée, notamment aux États-Unis, et en particulier à Harvard, où il réside. Le changement, bien que déjà sous-jacent dans ses écrits des années 1930, ne devient effectif que lors de son entrée au Research Center for Entrepreneurial Studies 200 . Selon R. Swedberg (1991, pp. 171-172), la « reformulation » des idées de Schumpeter prend forme dans trois articles : Schumpeter (1947a), (1947b) et (1949). L’accent est alors davantage mis sur le phénomène de l’innovation 201 que sur l’entrepreneur. Il ne s’agit toutefois pas d’une modification complète de sa pensée. En effet, l’entrepreneur-innovateur des Business Cycles 202 (1939) conserve les mêmes caractéristiques que l’entrepreneur défini dans les premières versions de sa Theorie der wirtschaflichen Entwicklung (1911 et 1926).

Mais avec l’article « Unternehmer » publié en 1928, Schumpeter s’intéresse davantage à l’aspect collectif et organisationnel de la fonction entrepreneuriale. L’entrepreneur n’est plus un simple individu, mais une fonction qui peut être exercée par une équipe ou un ensemble d’individus (1949, pp. 255-256). Nous retrouverons d’ailleurs cette idée lorsque nous évoquerons l’organisation économique envisagée dans le cadre de la transition à un régime de type socialiste : Schumpeter (1942b).

En outre, selon R. Swedberg (1991, p. 173), le rôle essentiel des banques via la création de crédit bancaire comme support à l’action entrepreneuriale est plus nuancé dans ces derniers écrits. Schumpeter envisage ainsi l’existence de situations différentes selon les pays considérés du fait de structures institutionnelles particulières à chacun.

Enfin, Schumpeter multiplie les exemples empiriques dans ses derniers travaux. Cette « méthode », développée dans le cadre du Centre de Recherches pour les Etudes Entrepreneuriales d’Harvard, le conduit à favoriser une approche interdisciplinaire du phénomène entrepreneurial : Schumpeter (1947a, p. 221).

Bien qu’elle soit reconnue par nombre de commentateurs, une telle périodisation n’est en rien éclairante pour notre propos. L’intérêt porté par Schumpeter à l’analyse historique et sociologique ne remonte pas à son entrée dans le Centre de Recherches pour les Etudes Entrepreneuriales. Dès ses années de formation universitaire, Schumpeter s’intéresse à ce type d’analyse. Selon E. März (1991, p. 57), Schumpeter aurait notamment entretenu des contacts personnels avec deux économistes et sociologues dont il se serait largement inspiré au début de sa carrière pour construire sa propre conception de l’entrepreneur : W. Sombart (1909 et 1913) et Wieser (1914a). Nous ne nous attachons pas à réfuter ici le bien fondé ou l’intérêt d’une telle analyse de l’évolution de la pensée de Schumpeter. Nous souhaitons davantage mettre l’accent sur les relations entre économie, histoire, sociologie et même psychologie pour l’analyse de l’entrepreneur. Nous nous appuierons ainsi successivement sur les différentes parties de l’œuvre de Schumpeter afin de montrer l’existence d’une communauté de pensée entre Schumpeter et Wieser, mais aussi dans une certaine mesure avec Menger.

Notes
195.

Cet ouvrage est généralement traduit sous le titre « Théorie de l’évolution économique ». Nous emploierons par la suite la traduction française.

196.

Nous nous réfèrerons plus particulièrement aux ouvrages et articles suivants : G. H. Bousquet (1929), E. Streissler (1981), W. Samuels (1982), E. März (1991), R. Swedberg (1991), W. Stopler (1994), Y. Shinoya (1997).

197.

Une traduction du titre de cet ouvrage est « L’essence et le contenu principal de l’économie théorique ».

198.

Rappelons que cet ouvrage est écrit par Schumpeter en 1908. Le débat opposant G. Schmoller et Menger est alors repris par les successeurs de ces deux auteurs.

199.

Nous renvoyons le lecteur sur ce point à l’analyse de R. Arena et S. Gloria-Palermo (1997, p. 12).

200.

Nous désignerons celui-ci par la suite comme le Centre de Recherches pour les Etudes Entrepreneuriales.

201.

Notons que le concept d’innovation introduit par Schumpeter se fonde sur la distinction établie par J. B. Clark entre statique et dynamique et plus particulièrement sur les cinq facteurs de dynamique identifiés par celui-ci. Schumpeter fait très souvent référence à J. B. Clark, notamment dans ses premiers écrits. Nous pensons par exemple à Schumpeter (1906) où il fait un compte rendu d’un ouvrage de J. B. Clark. Pour une analyse des liens entre ces deux concepts nous renvoyons le lecteur notamment à Y. Shionoya (1997, p. 162 et p. 172) et E. März (1991, p. 31 et pp. 137-138).

202.

Dans la mesure où il n’existe pas de traduction française de cet ouvrage nous conserverons le titre anglais original dans la suite de notre travail.