1.2. Schumpeter et la tradition autrichienne 

La volonté de faire remonter le renouveau de la tradition autrichienne contemporaine aux travaux de Mises et Hayek s’est traduit par le fait que des auteurs tels que Schumpeter qui s’éloignent de la direction « néo-autrichienne » ne sont plus considérés comme « véritablement autrichiens », comme le note S. Boehm (1990, p. 201).

Toutefois, il semble que s’il existe des différences permettant d’opposer Schumpeter aux « néo-autrichiens », comme le débat avec Böhm-Bawerk au sujet de la nature du taux d’intérêt, son admiration pour K. Marx et L. Walras, son intérêt pour l’emploi en économie des mathématiques, des statistiques ou de l’économétrie, Schumpeter et les « néo-autrichiens » se rapprochent sur d’autres sujets.

L’héritage autrichien de Schumpeter ne semble faire aucun doute : nous renvoyons le lecteur à cet égard aux articles de S. Boehm (1990), D. Simpson (1983), E. Streissler (1981 et 1983) qui soutiennent cette thèse. En effet, si lorsque Schumpeter entre à l’université de Vienne, Menger s’est déjà retiré de ses fonctions universitaires 203 , il suit les cours de Wieser qui était alors en charge de la chaire autrefois occupée par Menger.

Étudiant à l’université de Vienne, Schumpeter entretient des relations étroites avec ses deux professeurs d’économie : Böhm-Bawerk et Wieser. Si les liens existants avec Böhm-Bawerk sont bien connus, les rapports entretenus à l’époque avec Wieser sont moins clairs, sans doute parce que, ainsi que le confie Wieser à G. H. Bousquet (1929, p. 65), « comme étudiant de 2 e année, il l’emportait sur ses professeurs ». Toutefois, nous pensons que la conception de l’entrepreneur défendue par Schumpeter s’inspire largement de celle de Wieser. Le cours professé par ce dernier et auquel Schumpeter assistait, aurait largement été repris dans la première édition de Theorie der gesellschaftlichen Wirtschaft (Wieser 1914a), selon E. Streissler (1981, p. 66).

Loin de constituer un trait original à ces deux seuls auteurs, et ainsi que nous l’avons évoqué précédemment, la vision dichotomique et élitiste participe de la pensée « philosophique » de l’époque 204 , ainsi que le note par exemple Y. Shinoya (1997, pp. 172-173). Schumpeter note d’ailleurs dans son Histoire de l’analyse économique, l’existence pour la période 1870-1914, d’‘« un courant de pensée qui se retournait précisément contre ce culte libéral de la rationalité et du progrès et contre cet humanitarisme libéral et démocratique. Sur le plan politique, on peut le désigner comme antidémocratique, sur le plan philosophique comme anti-intellectualiste »’, dont les représentants n’auraient été autres selon lui que F. Nietzche mais surtout H. Bergson ou G. Sorel 205 (Schumpeter 1954c, pp. 40-41).

De même, E. Bréhier (1964, p. 889), lorsqu’il se demande quelles opinions philosophiques ont court vers 1880, affirme ne voir à cette époque « que défenses, négations, réductions qui annihilent l’être et les valeurs intellectuelles ou morales ». Cette situation a ainsi donné naissance à la fin du xix e et au début du xx e siècle à des « réactions souvent violentes et désordonnées », de nombreuses doctrines ayant un « caractère profondément irrationaliste » ; ce qui explique l’existence, ‘« jusqu’à notre époque, [d’] un courant d’agnosticisme qui interdit de choisir entre les exigences du sentiment et celles de l’intelligence »’ comme le souligne E. Bréhier (1964, p. 890). Plus précisément, Schumpeter, citant G. Sorel et H. Bergson, met l’accent sur l’aspect créatif de l’action 206 . Il n’est donc pas étonnant de retrouver chez Schumpeter une certaine vision « élitiste », fondée sur le même « culte du héro » et de l’« action créatrice » que celui présent chez G. Sorel et H. Bergson ou même chez F. Nietzsche et qui s’oppose au rationalisme des positivistes.

L’accord de Schumpeter avec ses professeurs concernant les grands problèmes de l’analyse économique ne semble en outre pas faire question. Aussi E. Streissler (1983, p. 358) peut-il écrire que « l’enfant terrible » 207 qu’est Schumpeter au sein de la tradition autrichienne, ‘« a repris tellement d’idées alors couramment présentes seulement dans la tradition de l’économie autrichienne que tout historien de la pensée qui ne saurait pas que Schumpeter est autrichien, le ferait remonter à cette école »’. Cette idée est encore partagée par R. Arena et P. M. Romani (2002, pp. 167-168) qui soulignent que le thème de la « direction sociale » [social leadership] cher à Schumpeter et Wieser, était un thème très répandu dans la littérature de la fin du xix ième et le début du xx ième siècle, se référant par-là même au « chef charismatique » de M. Weber.

L’analyse de Schumpeter se rapproche de l’analyse autrichienne en premier lieu parce qu’elle s’intéresse à l’analyse du changement, et plus particulièrement à la manière dont le changement peut être produit dans le fonctionnement normal de l’économie de marché. S. Gloria-Palermo (2002, pp. 32-33) note ainsi qu’un des aspects principaux de l’originalité autrichienne dont a hérité Schumpeter est une vision dynamique des phénomènes économiques. Il est en effet plus intéressé par la manière dont, à partir d’une situation de déséquilibre, l’économie converge vers un point d’équilibre que par la description de cet équilibre.

Schumpeter se rapproche en outre des économistes « néo-autrichiens » dans la mesure où ils rejettent le modèle encore dominant de la concurrence parfaite pour mettre l’accent sur la nature entrepreneuriale de l’économie de marché et l’existence de monopoles temporaires. Ainsi, ‘« une position de monopole ne constitue pas, en règle générale, un mol oreiller sur lequel on puisse dormir, car la vigilance et l’énergie sont indispensables aussi bien pour la conserver que pour la conquérir »’ (1942b, p. 141). L’action entrepreneuriale et la constitution de monopole sont ainsi étroitement liées. Plus encore, Schumpeter souligne que ‘« le pouvoir d’exploiter à volonté un système de demandes donné (…) ne peut guère, en régime capitaliste intact, persister assez longtemps (…) à moins que ce pouvoir ne soit étayé par la puissance publique »’ (1942b, p. 137). Il s’inscrit ainsi parfaitement dans la ligne d’argumentation développée par Mises et même Hayek, au sujet du monopole 208 .

Les liens entre Schumpeter et la tradition autrichienne sont d’autant plus importants qu’aujourd’hui les « néo-schumpetériens » tels que R. Nelson et S. Winter (1982) et les représentants de la tradition autrichienne contemporaines comme Kirzner 209 s’intéressent aux mêmes thèmes de recherche : le rôle de l’entrepreneur au sein de la firme. L’entreprenariat est alors défini par R. Nelson (1984, p. 646) comme ‘« la recherche d’une opportunité que les autres ne peuvent pas voir ou dont les autres ne tiennent pas compte et le fait de se jeter à l’eau »’. Le rôle de la structure incitative et donc de la structure institutionnelle qui l’accompagne est ainsi mis en évidence. L’approche « néo-schumpetérienne » considère que Schumpeter a construit une théorie entrepreneuriale de la concurrence possédant deux caractéristiques principales sur lesquelles ils fondent leur approche. Les « néo-schumpetériens » postulent ainsi l’idée d’un processus de sélection naturelle des firmes caractéristique de l’économie de marché et celle d’un processus de « destruction créatrice » permettant de sélectionner les firmes grâce au mécanisme de la concurrence ainsi que d’un processus de création de nouvelles firmes innovantes.

Toutefois, il ne nous semble pas possible de pouvoir réduire l’œuvre de Schumpeter à ces deux seuls éléments. Nous nous accordons sur ce point avec R. Arena et C. Dangel-Hagnauer (2002, p. XII) pour qui l’interprétation des « néo-schumpetériens » peut être qualifiée de « réductionniste », dans la mesure où elle ‘« restreint la contribution de Schumpeter à l’analyse de la relation entre concurrence et innovation au sein d’une économie de marché »’. C’est pourquoi, nous souhaitons souligner la dimension historique et sociologique de l’œuvre de Schumpeter. Toutefois, nous ne nous intéresserons pas à la question de savoir si l’approche de Schumpeter est plus institutionnaliste qu’évolutionniste, thèse défendue par R. Arena et C. Dangel-Hagnauer (2002). Nous nous limiterons à souligner la proximité des thèmes et préoccupations existant entre les économistes fondateurs de la tradition autrichienne et Schumpeter. Nous montrerons en effet que l’approche de l’entrepreneur dégagée par l’œuvre de Schumpeter ne se limite pas à la seule dimension économique de l’action entrepreneuriale. Nous aurons ainsi l’occasion d’évoquer les différences, mais aussi certains points de rencontre, entre l’approche de Schumpeter et celle de Mises et Hayek, notamment au sujet du débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste.

Notes
203.

Bien que certains commentateurs considèrent que Menger ait été le professeur de Schumpeter (P. A. Samuelson 1972 p. 684), il semble qu’il soit admis aujourd’hui que tel ne fut pas le cas, Menger étant déjà devenu professeur émérite lorsque Schumpeter entra à l’université de Vienne en 1901 (cf. W. Samuels 1982 p.8 ; R. Swedberg 1991).

204.

Nous renvoyons le lecteur pour plus de détail concernant les opinions philosophiques des années 1870-1914 aux travaux de E. Bréhier (1964) et de A. Canivez (1974a et b).

205.

Nous nous contentons de souligner ici l’influence du contexte intellectuel dans lequel se place Schumpeter et auquel il est conscient de participer. Nous laissons cependant le soin au lecteur d’apprécier les propos avancés par Schumpeter.

206.

Ainsi G. Sorel voit-il dans la grève générale « un mythe créateur d’action » pour reprendre l’expression de E. Bréhier (1964, p. 910). Plus encore, pour G. Sorel, comme pour H. Bergson, « les transformations dans les opinions et les pensées de la masse ont leur origine dans les héros qu’une générosité neuve anime et qui, à cause de cela, voient plus loin que les autres », A. Canivez (1974b, p. 466).

207.

En français dans le texte.

208.

Pour Mises, l’entrepreneur agit en fonction des changements intervenant dans les données du marché : il arbitre entre les différents prix, spécule sur leur évolution informant par là même les autres agents de la présence d’opportunités de réaliser des profits. L’entrepreneur est celui qui ouvre la voie aux autres agents, leur montre quelles sont les opportunités qu’ils n’avaient pas perçues. Autrement dit, l’entrepreneur diffuse l’information présente dans les différents segments du marché. Nous ne sommes pas très loin de ce que dit Mises à propos de l’entrepreneur et de la nature spéculative et innovatrice de leur action. Mises (1949b, p. 346) écrit en effet : « La force motrice du processus de marché n’est fournie ni par les consommateurs ni par les détenteurs des moyens de production – terre, biens de production et travail – mais par les entrepreneurs qui cherchent à innover et à spéculer », cf. infra.

209.

Pour une analyse plus détaillée des points de divergences et de convergences entre la pensée de Kirzner et de Schumpeter, voir le chapitre 1 de la partie 3 consacré à la pensée de Kirzner.