Section 2. Une approche non strictement économique de l’entrepreneur

2.1. Une représentation dichotomique des comportements

La notion d’entrepreneur est chez Schumpeter fortement intégrée à son analyse des comportements humains dont la présentation la plus claire a été exposée dans la première édition allemande de sa Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung comme le note entre autres Y. Shinoya (1997, p. 168). Nous nous appuierons ainsi principalement sur les traductions anglaises des chapitres 2 (« The Fundamental Phenomenon of Economic Development ») et 7 (« The View of the Economy as a Whole ») de cette première édition parues en 2002 et auxquelles nous nous référerons respectivement par Schumpeter (1911b), traduction partielle des chapitres 2 et 7, et Schumpeter (1911c) traduction intégrale du chapitre 7.

Qu’il existe une différence dans la manière dont est traité et défini l’entrepreneur entre la première et la seconde édition allemande de Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung ne fait aucun doute 210 . Schumpeter avoue d’ailleurs lui-même avoir dû modifier son approche du fait des reproches qui lui furent adressés lors de la parution de la première édition quant à l’exagération dont il aurait fait preuve dans la spécificité de la conduite et le personnage de l’entrepreneur (Schumpeter 1926c, p. 116 n. 1). Par conséquent, la dimension psychologique de l’entrepreneur s’estompe dans la seconde édition, même si elle ne disparaît pas complètement puisqu’une part de l’analyse traite des qualités de « chefs » 211 .

Le chapitre 2 de Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung, complètement réécris dans la seconde édition allemande, accorde toujours une place importante à l’entrepreneur et donc au facteur humain dans l’explication qu’il donne du développement économique. Toutefois, l’entrepreneur n’est introduit qu’une fois intégrés les phénomènes d’innovation et de crédit. Au contraire, un changement de perspective semble être intervenu par rapport à la première édition allemande où Schumpeter s’intéresse d’abord aux comportements dynamiques des individus.

Dans la première édition, Schumpeter met en scène deux types d’individus caractérisés par un type de comportement et un type de motivation particuliers. Le premier type d’individu, qui sera l’objet du premier temps de notre analyse, participe au « circuit économique » ou à l’« économie statique » : il s’agit d’un type de comportement « statique » et « hédoniste » [hedonisch] (Schumpeter 1911a, p. 128), que nous qualifierons de comportement adaptatif, terme utilisé par moments par l’auteur pour désigner ce même comportement (cf. Schumpeter 1911c, p. 406 par exemple). Ces individus ne font en effet que tenter de répondre de la manière la plus satisfaisante possible aux changements dans les circonstances extérieures, autrement dit ils ne font que s’adapter à des circonstances données, (Schumpeter 1911c, p. 406 et 1926c, p. 76). L’action de ces individus permet ainsi à se rapprocher de l’équilibre caractéristique de la théorie statique (Schumpeter 1911b, p. 103), c’est-à-dire du circuit économique (Schumpeter 1926c, p. 109). L’entrepreneur défini par Walras n’est donc pas un entrepreneur au sens de Schumpeter : ‘« (…) comme le montre la construction mentionnée plus haut de l’entrepreneur qui ne fait ni bénéfice ni perte : élaborée en toute rigueur par Walras (…) l’entrepreneur a tendance dans le circuit à ne faire ni profit ni perte, c’est-à-dire qu’il n’a pas de fonction de nature particulière et n’existe pas comme tel : aussi n’appliquons nous pas ce mot [entrepreneur] à ce directeur d’exploitation’ ‘ 212 ’ ‘ »’ (Schumpeter 1926c, p. 109).

Le second type d’individus « énergétiques » et « dynamiques », que nous étudierons dans un second temps, ne sont autres que les entrepreneurs dont l’action introduit une rupture avec le circuit économique. Véritables chefs de l’activité économique, ils sont capables d’insuffler une nouvelle orientation et de pousser les autres agents à les suivre. La force de leur volonté et de leur conviction leur permet de faire face à l’incertitude inhérente à l’activité économique.

Notes
210.

Notons simplement que deux interprétations différentes existent concernant ce fait. La première considère que Schumpeter a simplement modifié la manière dont était formulée sa théorie du développement économique sans remettre en cause le statut et l’importance de l’entrepreneur. Il s’agit de la position de Y. Shinoya (1997, p. 168). La seconde interprétation met en avant un changement de position lié à des raisons stratégiques en matière d’avancement de carrière. C’est notamment ce que développent G. Haberler (cf Y. Shinoya 1997, p.167), F. Machlup (cf Y. Shinoya 1997, p.167 et R. Swedberg 1991). A cette époque en effet, il semble que l’intérêt porté à la psychologie et les motivations humaines était jugé peu intéressant par les canons de l’académisme.

211.

Il s’agit ici de la notion de « Führerschaft » que nous traduisons par « chef » selon la traduction de F. Perroux (1965) et définie par Schumpeter notamment dans l’article « Unternehmer » [« Entrepreneur » selon la traduction anglaise de M. Becker et T. Knudsen]. Pour une analyse de cette notion voir plus loin.

212.

Nous soulignons.