2.1.1. Exploitant pur et simple, manager et gestionnaire

L’« exploitant pur et simple » (1926c, p. 118) ou « directeur d’exploitation » appartient à la « large majorité » (1911c, p. 428 et 1926c, p. 117 n. 1 et pp. 121-122) des individus qualifiés encore de « « normaux » » (1926c, p. 116-117 n. 1) ou « masses » (1911c, p. 413), dont le comportement suit la règle de maximisation de la satisfaction. Schumpeter (1926c, p. 120) affirme en effet : « le « directeur » a sa routine comme tout le monde a la sienne ; et sa fonction de contrôle n’est qu’un de ses travaux routiniers, elle est la correction d’aberrations individuelles, elle est tout aussi peu une « force motrice » qu’une loi pénale qui interdit le meurtre est la cause motrice de ce que normalement on ne commet plus de meurtre » 213 .

Ce type de comportement caractérise le « directeur [manager] » ou le « gestionnaire ». En effet, dans la nouvelle version de la théorie qui prend forme dans « Unternehmer », la fonction entrepreneuriale se substitue à l’entrepreneur en tant que personne. Un même individu peut alors remplir plusieurs fonctions économiques et la fonction entrepreneuriale être exercée par un groupe de personnes. Celle-ci est ainsi distinguée des fonctions de « directeur [manager] » ou « gestionnaire ». Le « manager », le « gestionnaire » comme le « directeur d’exploitation » appartiennent à la « masse » des individus dans le sens où Schumpeter emploie ce terme. Schumpeter (1926c, pp. 110-111) refuse dès lors la définition que donne A. Marshall de l’entrepreneur comme celui qui ‘« hasarde, ou « entreprend » [undertake], les risques de l’affaire ; fournit le capital et le travail nécessaires ; fixe son organisation générale, et surveille ses moindres détails »’ (A. Marshall 1890, p. 495). Cette définition de A. Marshall sera d’ailleurs retenue par la suite comme définissant la fonction managériale et non la fonction entrepreneuriale.

Toutefois, si la fonction de « directeur » est distincte de la fonction entrepreneuriale, celle-ci est souvent exercée conjointement avec celle-là : un même agent économique peut en effet exercer les fonctions de « directeur » et d’entrepreneur. L’affirmation suivante de Schumpeter (1926c, p. 110) va dans ce sens : ‘« aussi la fonction essentielle de l’entrepreneur doit-elle toujours apparaître avec des activités d’espèces différentes sans que l’une quelconque soit nécessaire et paraisse absolument générale : ce qui confirme notre conception »’. Plus loin encore (1926c, p. 111) : ‘« notre facteur [entrepreneurial] peut être joint aux autres fonctions de la direction courante de l’exploitation, là où son essence n’est pas précisément mise en discussion ; nous insistons par contre sur ce fait que ce n’est pas là un facteur parmi d’autres facteurs d’importance égale, mais que c’est là le facteur fondamental parmi ces facteurs fondamentaux qui, en principe, ne sont pas objets de problèmes »’.

L’exploitant ou directeur d’entreprise, le manager ou gestionnaire appartiennent tous à la catégorie des masses. Celles-ci se définissent par leur incapacité à agir : elles n’ont pas « le courage d’essayer » ou « la force et le loisir » de le faire et « elles ne peuvent risquer de perdre l’activité sur laquelle elles ont fondé leur existence » ou celle de leurs employés (Schumpeter 1911c, p. 413). Les masses comprennent des agents économiques « dont le comportement est vraiment caractérisé par la pulsion hédoniste [hedonic impulse] » et qui sont décrits comme « statiques kat’ exochén 214  » (Schumpeter 1911b, p. 121). Leur seule motivation consiste à chercher à satisfaire au mieux leurs besoins face à des changements : les masses « épuisent toute leur énergie et leurs appétits » en « s’occupant uniquement de leurs affaires courantes quotidiennes » (Schumpeter 1911c, p. 412). En dehors de toute perturbation, les masses agissent de manière conventionnelle et coutumière. Elles participent d’un « mouvement statique d’adaptation » (Schumpeter 1911b, p. 107) répondant aux perturbations extérieures. Elles sont poussées au changement par les entrepreneurs et cherchent à lui résister autant que possible car il vient perturber leur fonctionnement routinier.

Si la motivation de tels individus réside principalement dans la poursuite de la satisfaction des besoins individuels, notons que dans la seconde édition allemande, Schumpeter (1926c, p. 131) complète cette description en qualifiant cette conduite non seulement d’hédoniste mais de rationnelle « au sens suivant des mots « hédonistes » et « rationnels » où le dernier signifie que l’observateur a reconnu comme correspondant ou adapté au but donné dans des circonstances données 215  ». Toutefois, contextualisant par là même le discours tenu dans la première édition, Schumpeter précise que « la force de ce motif varie d’une manière caractéristique avec la culture et la place sociale de l’agent, et elle est toujours déterminée par la société » (Schumpeter 1926c, p. 130).

Cette contextualisation exprimée dans la seconde édition de Theorie der wirtschaflichen Entwicklung annonce le changement d’orientation manifeste dans les travaux ultérieurs de Schumpeter. Ceux-ci furent pour l’essentiel réalisés lors de son passage au Centre de Recherches pour les Etudes Entrepreneuriales d’Harvard et de sa rencontre avec A. Cole 216 , historien de l’économie et fondateur de ce centre de recherches.

Notes
213.

Toutefois, il ne s’agit nullement ici d’un comportement de maximisation. Le fait de suivre des règles, des habitudes, des coutumes n’implique pas que les individus aient pleinement conscience de suivre de telles règles. C’est d’ailleurs en ce sens que se sont développés les concepts de « compétence et de connaissance tacites » sur lesquels se fonde l’approche « néo-évolutionniste », « néo-schumpetérienne » de R. Nelson et D. Winter (1982) ou G. Dosi (1988). Notons que ces idées, dans la tradition initiée par Menger, se retrouvent aujourd’hui dans la tradition autrichienne contemporaine, laquelle se fonde sur les travaux d’Hayek concernant la connaissance et se rapproche par-là des thèmes développés par les « néo-schumpetériens ». Pour plus d’informations concernant les liens qui peuvent êtres établis entre « néo-autrichiens » et « néo-schumpetériens », notamment en matière de représentation de la firme voir entre autres : P. Dulbecco et P. Garrouste (1999) ; N. Foss (1994 ; 1997) ; S. Ioannides (1999c).

214.

Les traducteurs anglais (Schumpeter 1911b, tn26, p. 144) notent ainsi que cette expression grecque peut être rendue par l’expression anglaise « as such » que l’on traduirait en français par l’expression « comme tel ».

215.

Termes soulignés par l’auteur.

216.

Les liens développés avec A. Cole et le Centre de Recherches pour les Etudes Entrepreneuriales dont celui-ci était le directeur sont d’autant plus importants qu’à cette époque Schumpeter était en complet désaccord avec ses collègues du département économique d’Harvard, notamment concernant la nommination de P. Samuelson en 1940 ; l’attitude dédaigneuse et hautaine de Schumpeter et ses diverses menaces de quitter l’université ne sont sans doute pas étrangères à cette situation, (cf. Swedberg 1991, pp. 138-145 et pp. 167-168).