2.1.2. Les caractéristiques de la fonction entrepreneuriale

Le second type d’individus considéré par Schumpeter comprend des agents économiques particuliers appelés entrepreneurs. Ils constituent une catégorie particulière de chefs caractérisée par leur « énergie d’action [energy of action] » et leur « énergie de pensée [energy of thought] » (1911c, p. 429). Ils introduisent une rupture avec le circuit économique : leur comportement renvoie dans la sphère économique aux « schöpferisches Gestalten » (Schumpeter 1911c, p. 433 n. 5) traduit en anglais par l’expression « creative construction » dont une traduction littérale de l’anglais serait « construction créatrice » 217 . Ce comportement peut donc être qualifié de créatif. Ainsi Schumpeter décrit-il celui-ci comme ‘« l’expression de la volonté énergétique dans la sphère économique »’ qui produit des ‘« changements dans les circonstances données supposées par la théorie statique »’, autrement dit qui introduit de nouvelles combinaisons productives (Schumpeter 1911c, p. 409). Ces individus ‘« créent quelque chose de nouveau et détruisent quelque chose d’ancien, ils conçoivent et appliquent des plans audacieux, lesquels, quelle que soit leur nature, semblent tourner en ridicule toute tentative pour les saisir »’ (Schumpeter 1911c, p. 409).

La définition d’une nouvelle combinaison donnée dans la première édition de Theorie der wirtschaflichen Entwicklung est presque identique à celle de la seconde édition allemande. Elle comprend 218  : la production d’un bien nouveau, c’est-à-dire aussi bien la production de nouvelle qualité que l’introduction d’un nouvel usage pour un bien déjà existant ; mais aussi l’introduction d’une nouvelle méthode de production, l’ouverture d’un nouveau débouché et enfin la réalisation d’une nouvelle organisation, cf. Schumpeter (1911c, p. 410).

La dimension psychologique de l’analyse du comportement entrepreneuriale est ainsi très présente dans la première édition de sa Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung. L’insistance dont fait preuve Schumpeter fut d’ailleurs la source de nombreuses critiques lors de la publication (1926c, p. 128). Toutefois, ses travaux ultérieurs continuent de mettre l’accent sur la spécificité de l’entrepreneur et les « capacités » ou « facultés » qui lui sont nécessaires (Schumpeter 1926c, pp. 120, 122 et 126 entre autres), même si, nous l’avons vu, ce n’est plus la personne mais la fonction de l’entrepreneur qui est mise au premier plan.

Sa spécificité réside essentiellement dans sa « personnalité d’entrepreneur », c’est-à-dire la « force motrice » [driving force] (Schumpeter 1911b, p. 103) qui le pousse à agir, laquelle est encore désignée par l’expression de « force d’action » [the force to act] (Schumpeter 1911c, p. 413). Les entrepreneurs sont des « agens (sic) », des « hommes d’action » [Mann der Tat] : se reporter respectivement à Schumpeter (1911c, p. 406) et (1911a, p. 132), celui-ci étant cité par Y. Shinoya (1997, p. 169). Selon Schumpeter, ces individus se caractérisent par leur « constitution mentale » [mental constitution], encore désignée comme des « qualités de chefs [leadership qualities] » (1911b, p. 103), renvoyant ainsi à leur capacité non seulement à « faire face au risque sans timidité » (1911c, p. 413), mais aussi à ne pas tenir compte des conséquences qu’aurait un échec pour eux-mêmes ou pour les autres individus impliqués par leur action.

Les entrepreneurs possèdent une véritable force de volonté qui leur permet de faire face à l’incertitude qu’impliquent l’introduction de nouvelles combinaisons productives, d’innovations. Nous retrouvons ici le thème de l’incertitude inhérente à l’activité entrepreneuriale tel que développé chez Menger 219 (1871d, p. 160).

Schumpeter (1911c, p. 414) considère que dans la mise en place d’une action « le moment décisif est par conséquent l’énergie et non simplement « l’idée » [insight] ». Dans la seconde édition de Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, Schumpeter reprend cette idée et la développe. Ainsi, après avoir rappelé que la conduite des entrepreneurs est « l’accomplissement de quelque chose d’autre que ce qui est accompli par la conduite habituelle », il souligne que cette conduite « exige des qualités autres et non pas seulement différentes en degré » (1926c, p. 116, expression soulignée par l’auteur). L’agent économique qui se place dans une situation non coutumière, « hors du domaine de la routine » (1926c, p. 121) rencontre des difficultés de trois ordres qui font appel à trois types de capacités indispensables à l’entrepreneur.

Tout d’abord, cet agent « manque pour ses décisions des données (…) et pour son activité il manque de règles », même s’« il doit et peut prévoir et estimer toutes choses selon la base de ses expériences » (1926c, p. 121). Le « plan » auquel parvient sa réflexion se différencie de celui qu’il peut élaborer dans une situation habituelle, dans la mesure où il est source d’erreurs à la fois plus importantes et différentes. L’entrepreneur agit en situation d’incertitude. Cette incertitude touchant aux données disponibles pour la prise de décision, elle peut être probabilisée sur la base de l’expérience acquise par l’agent économique. Cette incertitude probabilisable constitue un « risque » 220 pour l’entrepreneur. Toutefois, ce risque ne caractérise pas l’action de l’entrepreneur puisque l’exploitant simple ou tout autre agent économique encourre un tel risque dès lors qu’il agit. Selon Schumpeter, il existe deux types de risque : « l’un est l’échec technique de la production (…) ; l’autre est la possibilité d’un échec commercial » contre lequel les agents peuvent s’assurer en « introduisant dans le calcul de leur coût des primes contre les risques » (1926c, pp. 41-42). Comme chez Menger (1871d, p. 161), le risque ne constitue pas une caractéristique de l’activité entrepreneuriale.

Une partie de l’incertitude toutefois ne peut être probabilisée 221 , même si elle peut être « devinée » (1926c, p. 121), nous emploierions aujourd’hui l’adjectif « anticipée ». Face à elle, l’agent économique doit agir. Le succès de son action dépend alors des qualités ou capacités entrepreneuriales puisque : ‘« pour le succès tout dépend du « coup d’œil », de la capacité de voir les choses d’une manière que l’expérience confirme ensuite, même si sur le moment on ne peut la justifier, même si elle ne saisit pas l’essentiel et pas du tout l’accessoire, même et surtout si on ne peut se rendre compte des principes d’après lesquels on agit »’ (1926c, p. 122).

La distinction entre l’innovateur et l’inventeur, explicitée dans ses travaux ultérieurs (1939, pp. 8-11 ; p. 86) est ici esquissée dans la seconde édition de sa Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung : « le chef en tant que tel ne « trouve » ni ne « crée » les nouvelles possibilités » ; ‘« elles sont toujours présentes, formant un riche amas de connaissances constituées par les gens au cours de leur travail professionnel habituel (…) »’ (1926c, p. 125). L’entrepreneur, ou chef de l’économie, est celui qui applique des connaissances déjà présentes.

Il est important de noter ici que la notion de « chef » employée par Schumpeter ne se limite pas au seul domaine économique. Il s’agit d’une notion plus large dont la transposition en économie définit l’entrepreneur. Cette notion fondamentale est celle de « Führerschaft » définie dans l’article « Unternehmer », publié pour la première fois en 1928. Notons que cette notion est déjà présente chez Wieser (1914b, pp. 324-325). De cette notion, dériverait en effet la définition de l’entrepreneur comme celui « qui réalise des combinaisons nouvelles de facteurs de la production », note F. Perroux (1965, p. 88).

La seconde difficulté à laquelle doit faire face l’entrepreneur est la résistance des « habitudes de pensées fixes » (1926c, p. 123), dans la mesure où il est plus facile de conserver les habitudes que de les bouleverser. L’introduction de la nouveauté nécessite « une dépense de volonté nouvelle et d’une autre espèce » (1926c, p. 123). Autrement dit, l’agent économique qui introduit la nouveauté fait preuve d’une certaine « liberté d’esprit » par rapport aux autres agents économiques qui se contentent de suivre les anciennes habitudes : ‘« cette liberté d’esprit suppose une force qui dépasse de beaucoup les exigences de la vie quotidienne, elle est par nature quelque chose de spécifique et de rare »’ (1926c, p. 123).

Enfin, les entrepreneurs sont confrontés à ‘« la réaction que le milieu social oppose à toute personne qui veut faire du nouveau en général ou spécialement en matière économique »’ (1926c, p. 123). L’introduction de la nouveauté et plus généralement de tout changement, nourrit les peurs et la désapprobation des agents mus par les anciennes habitudes. Selon Schumpeter (1926c, p. 124), cette réprobation prend naissance en premier lieu dans les groupes directement menacés par l’introduction de la nouveauté, mais aussi dans la difficulté de trouver des collaborateurs pour mettre en place une nouvelle combinaison productive et, enfin, dans la résistance des consommateurs eux-mêmes. Autrement dit, les entrepreneurs ont besoin de convaincre les masses : ils ont besoin de leur appui pour créer le changement. Aussi, ‘« ce n’est pas le service’ ‘ 222 ’ ‘ en tant que tel qui signifie « diriger en chef », mais l’action exercée par là sur autrui »’ (1926c, p. 125). L’entrepreneur doit non seulement être mû par une volonté supérieure, mais il doit être capable d’entraîner derrière lui la masse des autres individus. Il doit faire preuve en ce sens d’« autorité ».

La phrase suivante résume ainsi parfaitement ce que sont les caractéristiques de la fonction de chef, dont la figure en matière économique est la fonction entrepreneuriale : ‘« les caractéristiques de la fonction de chef sont : une manière spéciale de voir les choses, et ce, non pas tant grâce à l’intellect (et dans la mesure où c’est grâce à lui, non pas grâce à son étendue, mais grâce à une étroitesse de nature spéciale) que grâce à une volonté, à la capacité de saisir des choses tout à fait précises et de les voir dans leur réalité ; la capacité d’aller seul et de l’avant, de ne pas sentir l’insécurité et la résistance comme des arguments contraires ; enfin la faculté d’agir sur autrui, qu’on peut désigner par les mots d’« autorité », de « poids », d’« obéissance obtenue » (…) »’(1926c, pp. 125-126).

Nous avons vu que l’entrepreneur se caractérise par un certain type de comportement lequel dépend, selon Schumpeter, de l’exercice de certaines capacités. Toutefois, un dernier élément permet de distinguer l’entrepreneur de la masse des individus : ses motivations. Alors que la masse des agents économiques cherche simplement à satisfaire des besoins individuels, la motivation de l’entrepreneur est plus complexe : elle comprend « trois séries de motifs ». Le premier motif de l’action entrepreneuriale réside dans « le rêve et la volonté de fonder un royaume privé, le plus souvent, quoique pas toujours, une dynastie aussi » (1926c, p. 135). Y correspondent les expressions de « « liberté » », de « « piédestal de la personnalité » », de « « sphère d’influence » » ou de « « snobisme » ». Le succès en effet permet à l’entrepreneur de s’assurer une certaine influence sur la masse des individus. Il lui permet ainsi d’obtenir un pouvoir économique mais aussi un pouvoir social et politique, Schumpeter (1911c, pp. 414-415). Le second motif est « la volonté du vainqueur », la volonté « de lutter » et de « remporter un succès pour le succès lui-même » (1926c, p. 135). Nous retrouvons en ce sens l’idée selon laquelle les entrepreneurs étaient à l’origine des aventuriers et des conquérants comme le souligne par exemple M. Péron (2003, p. 32). Enfin, le dernier motif à l’action entrepreneuriale constitue la « joie de créer une forme économique nouvelle » (1926c, p. 136). La fonction entrepreneuriale permet donc à l’individu de créer quelque chose qui va au-delà de la production. La motivation de l’action entrepreneuriale est ainsi liée à son accomplissement plus qu’à l’objet physique qu’elle produit et qui lui rapporte un profit.

L’étude du phénomène de développement économique et de sa force motrice, l’entrepreneur, dépend ainsi directement de l’analyse psychologique. Il semble que Schumpeter, dans ses premières années, se soit amplement attaché à analyser la diversité des mobiles humains et la variabilité de la nature humaine. Toutefois, cette dimension psychologique n’a rien à voir avec le « psychologisme » critiqué par les marxistes tels que K. Kautsky, lesquels, selon Schumpeter (1954c, p. 193), auraient accusé l’économie marginaliste, particulièrement dans sa version autrichienne, ‘« de passer entièrement à côté du vrai problème de l’économie (…) et d’y substituer les problèmes, absolument secondaires, des réactions psychologiques ou des attitudes subjectives des individus à ces faits objectifs (…) »’. Chez les économistes autrichiens qui nous intéressent ici et chez Schumpeter en particulier, le recours à l’analyse psychologique n’est pas une fin en soi mais un moyen de mettre en évidence la diversité des mobiles économiques. Nous sommes loin de l’interprétation « psychologisante » d’économistes comme M. Roche-Agussol qui, s’appuyant sur l’œuvre de Wieser notamment, ont cherché à renouveler l’économie par « l’application de plus en plus résolue de l’analyse psychologique » (M. Roche-Agussol 1929, p. 105) : nous pensons plus spécifiquement au compte-rendu que fit M. Roche-Agussol (1931) de l’ouvrage Die Wirtschaftstheorie der Gegenwart 223 dans la Revue d’Histoire économique et sociale. Cet article, après avoir rappelé les différentes orientations suivies par l’enseignement de l’économie dans les nations les plus productrices d’études en ce domaine 224 , plaide en faveur d’une véritable collaboration mutuelle entre la psychologie et l’économie dans la mesure où toutes deux s’occupent des problèmes de l’action.

Parallèlement, Schumpeter met l’accent sur la nécessité de prendre en considération la dimension historique et sociologique des phénomènes économiques et en particulier de la fonction entrepreneuriale. Nous aurons ainsi l’occasion de développer ces idées dans les sous sections suivantes.

Notes
217.

Les traducteurs anglais justifient le choix du terme « construction », qui pourrait paraître discutable, par le fait que le terme « Gestalten » renvoie à la fois à « l’expression et [à] la forme d’une manifestation créatrice » et fait écho en même temps à l’expression de « destruction créatrice ».

218.

Bien que la conquête de nouvelles sources de matières premières ne soit pas explicitement évoquée par Schumpeter dans la première édition, nous pouvons sans doute supposer que cette idée est implicitement liée aux autres combinaisons.

219.

Pour Menger, nous l’avons vu précédemment, l’entrepreneur doit anticiper les besoins des individus. Ce sont donc la prise de décision et le calcul qui constituent son activité : l’entrepreneur cherche à mettre en œuvre de nouvelles connaissances et maîtriser son environnement afin de réduire l’incertitude entourant sa propre activité mais aussi celle des autres participants au marché.

220.

Nous retrouvons ici la distinction établie par F. Knight (1921) entre risque et incertitude.

221.

Ce type d’incertitude est parfois qualifié de « radicale » par les tenants de la tradition autrichienne contemporaine.

222.

Le terme de service ici renvoie à la fonction, c’est-à-dire à l’action particulière qui est accomplie. Il n’y a donc aucune idée d’obligation ou de devoir.

223.

Die Wirtschaftstheorie der Gegenwart, H. Mayer, F. A. Fetter et R. Reisch, (ed.), 4 Vol., Vienne : Julius Springer. Le titre de cet ouvrage pourrait être traduit par « La théorie économique actuelle ».

224.

L’article de M. Roche-Agussol reprend en cela spécifiquement les grandes idées soutenues par les auteurs de l’ouvrage dont il fait un commentaire. Parmi les auteurs des différentes chroniques nationales concernant l’état de la science économique, citons G. Pirou pour la France, Schumpeter pour les pays de langue allemande ou F. A. Fetter pour les États-Unis.