2.2. Naissance d’une conception historique de la fonction entrepreneuriale : les quatre types d’entrepreneurs

Après s’être affranchi de la personne de l’entrepreneur « surhumain » 225 caractérisé par son énergie d’action et de pensée, Schumpeter désincarne l’entrepreneur qui n’est plus qu’une fonction que tout individu peut exercer à certaines occasions. L’approche psychologique est abandonnée dès 1926 tout d’abord avec l’article « Unternehmer », puis avec la seconde édition de sa Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung. À cette époque, il semble que naisse chez Schumpeter un intérêt pour l’analyse historique qui sera développé plus tard lors de sa participation au Centre de Recherches pour les Etudes Entrepreneuriales. Schumpeter (1949, p. 271 et 1947, p. 149) note ainsi la nécessité d’une « collaboration » entre historiens et théoriciens pour l’étude des changements économiques et du développement fondée sur l’activité entrepreneuriale et son histoire. Aussi écrit-il (1949, p. 264) : ‘« Je suis pour ma part convaincu qu’il y a un échange fécond (une symbiose) [incessant give and take] entre l’analyse historique et l’analyse théorique ; il peut être utile pour un temps de n’explorer qu’une seule de ces voies, sachant cependant, que par principe les deux analyses ne s’éloignent jamais l’une de l’autre »’. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les articles publiés à cette époque par Schumpeter.

Nous disposons depuis peu d’une nouvelle traduction anglaise de l’article « Unternehmer » inédit jusqu’alors : nous devons celle-ci aux deux chercheurs qui avaient déjà traduit une partie de l’édition allemande de 1911 de Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung, M. Becker et T. Knudsen en 2002. Nous nous appuierons ainsi sur cet article (Schumpeter 1911c), l’introduction qu’en firent ces deux auteurs ainsi que la lecture et l’interprétation produites par F. Perroux dans son ouvrage La pensée économique de Joseph Schumpeter (1965).

Il est intéressant de noter qu’avant même de définir la fonction entrepreneuriale en tant que telle, Schumpeter s’attache dans cet article à la distinguer de la fonction de « direction [management] » 226 . Celle-ci correspond alors simplement à l’exercice « des fonctions de contrôle, de représentation et de maintien de la discipline » associées à une position dans le haut de la hiérarchie de l’entreprise (1928b, p. 15). Il s’agit ainsi d’un travail comme un autre qui ne permet pas de caractériser un type de sujet économique particulier. Cette formulation tend ainsi à souligner que bien que la fonction entrepreneuriale soit désincarnée, celle-ci permet toujours de caractériser un type particulier d’individus contrairement à la fonction de direction.

Finalement, « la fonction d’entrepreneur est un « cas particulier du phénomène social de leadership 227  » (1928b, p. 16) dont l’essence réside dans l’« initiative pratique ». L’entrepreneur introduit la nouveauté, décide de ce qui doit être fait et le réalise (1928b, p. 17) : il influence et domine les autres individus.

Plus encore, Schumpeter (1928a) considère que quatre types historiques d’entrepreneurs peuvent être distingués : le fabricant-commerçant, le capitaine d’industrie, le directeur et le fondateur (ou promoteur).

Le « fabricant-commerçant » est le plus souvent le propriétaire de l’entreprise. L’entrepreneur et le capitaliste n’étant pas séparés, la propriété est la condition d’exercice de l’entreprise. Celle-ci est « est alors véritablement une manifestation et un prolongement de la personnalité du chef d’entreprise » comme le souligne F. Perroux (1965, p. 92). Compétent en matière technique et commerciale le plus souvent, le « fabricant-commerçant » prenait en main les fonctions de directeur technique ou de chef de contentieux, bien que ces fonctions puissent être confiées à des individus distincts contre une rémunération fixe.

Le « capitaine d’industrie » exerce une influence personnelle par le biais de la propriété ou du contrôle de la majorité des actions. Il s’agit d’un président du conseil d’administration ou d’un administrateur délégué : son rôle se limite à orienter la politique d’une ou plusieurs entreprises sans toutefois entretenir de relations directes avec la production ou la main d’œuvre employée.

Le « directeur » n’assume pas la fonction de capitaliste, pas plus que les risques liés à cette fonction. Il peut diriger une entreprise et réaliser lui-même de nouvelles combinaisons productives, avoir une position de salarié intéressé aux bénéfices ou de simple travailleur salarié. Ce qui caractérise son action est son « goût du travail bien fait », sa « responsabilité professionnelle », « le souci d’une bonne réputation parmi les techniciens de la même branche, et même la préoccupation d’être favorablement jugé par la clientèle et par le public » (F. Perroux 1965, p. 93).

Enfin, le « fondateur (ou promotor) » est celui qui conçoit et lance de nouvelles affaires. Il peut donc recevoir une rémunération fixe et se désintéresser complètement de l’avenir de celle-ci pour se préoccuper d’un nouveau projet. Le « fondateur » est souvent considéré comme immoral et profiteur. Toutefois, selon F. Perroux, ce type d’entrepreneur constitue « l’agent concret qui se rapproche le plus de l’entrepreneur abstrait 228 tel que le décrit Schumpeter » (F. Perroux 1965, p. 93).

Ce tableau ne tient pas compte de toute la richesse de l’œuvre de Schumpeter. L’analyse économique et historique de l’entrepreneur que nous avons exposée précédemment se double d’une analyse sociologique : nous songeons plus particulièrement aux trois essais « Contribution à une sociologie des impérialismes » (1919), « Les classes sociales en milieu ethnique homogène » (1927) et « La crise de l’état fiscal » (1918) regroupés dans Impérialisme et classes sociales (1972). L’étude de ces essais met en évidence une véritable analyse sociologique de l’entrepreneur.

Notes
225.

Nous renvoyons ici le lecteur aux nombreuses critiques présentes dans la littérature secondaire, certaines allant même jusqu’à voir chez Schumpeter l’influence de F. Nietzsche et de son « surhomme », se reporter notamment à E. Pesciarelli et E. Santarelli (1990, pp. 689-694), R. Swedberg (1991, p. 192).

226.

Nous utiliserons l’expression « fonction de direction » pour désigner le terme anglais « management » afin de distinguer celle-ci de la fonction entrepreneuriale.

227.

Nous conservons ici le terme anglais « leadership » afin de le différentier du terme de « management ».

228.

Nous renvoyons ici le lecteur à la distinction établie par F. Perroux (1965, p. 93) entre entrepreneur concret et entrepreneur abstrait. L’entrepreneur rencontré concrètement renvoie aux quatre types historiques d’entrepreneur que nous venons d’évoquer alors que l’entrepreneur abstrait renverrait à la définition « générale » de la fonction entrepreneuriale.