2.3.1. Structure sociale et activité entrepreneuriale

Selon Schumpeter (1927, pp. 163-168), l’analyse des classes sociales repose sur trois principes. Chaque classe se définit par la manière dont elle s’adapte à des nécessités objectives, nous pouvons ainsi identifier chaque classe en repérant un certain nombre de faits caractéristiques. Ensuite, l’appartenance à une classe n’est pas entièrement volontaire ni même le fait d’un individu : en effet, un individu appartient à une classe du fait de son appartenance à une « famille 229  » particulière. Enfin, la structure de classes n’est pas constituée d’un seul bloc, elle comprend en son sein l’héritage des structures sociales passées. La structure sociale des sociétés capitalistes est le produit non seulement des changements qui ont donné naissance au capitalisme, mais aussi l’héritage des systèmes qui l’ont précédé. Autrement dit, notre auteur se livre à une analyse de l’évolution interne des classes sociales.

Schumpeter prend ici deux exemples : celui de la noblesse allemande de l’époque d’Hohenstaufen et celui de la bourgeoisie industrielle de la période du capitalisme qui s’est développée « durant la période post-napoléonienne » (1927, p. 173), sur lequel nous concentrerons notre analyse. Les raisons du succès de certaines familles de la bourgeoisie industrielle et de l’échec d’autres de ces familles ainsi qu’elles sont analysées par Schumpeter constituent pour nous l’esquisse d’une histoire de l’évolution du capitalisme et de l’action entrepreneuriale.

L’histoire du capitalisme a été profondément marquée par la transformation des entreprises en sociétés anonymes et les phénomènes de concentration. Aussi, la bourgeoisie industrielle n’est-elle pas une classe homogène.

Au départ, les entreprises capitalistes étaient des entreprises familiales dont le succès dépendait directement des capacités des membres de ces familles. Le succès était ainsi lié à plusieurs facteurs tels que tout d’abord, l’aptitude à assumer la direction technique, commerciale et administrative de l’entreprise, cette aptitude permettant de s’assurer « une confiance accrue » ainsi que de meilleures chances d’expansion. Schumpeter reconnaît en ce sens explicitement s’accorder avec A. Marshall ‘« lorsqu’il dit que l’importance d’une entreprise – et, pour nous, la situation qu’occupe la famille – tend à être fonction des capacités de l’entrepreneur »’ (1927, p. 177). Ainsi, ‘« dureté, âpreté au gain, autorité, puissance de travail, autodiscipline impitoyable qui implique en particulier le renoncement à d’autres aspects de la vie »’ sont les caractéristiques de l’aptitude à diriger l’entreprise (1927, p. 177).

Le succès reposait ensuite sur ‘« l’aptitude à mener une politique méthodique de constitution de réserves »’ et à investir correctement le profit obtenu. Plus exactement, pour survivre et réussir, l’entreprise ne devait pas se contenter d’investir de manière routinière. Elle devait être capable de rompre avec les routines, c’est-à-dire mener une « stratégie de l’innovation » visant ‘« la transformation de l’outillage, la mise en place de nouvelles méthodes de production, la conquête de nouveaux marchés et, plus généralement, le recours à de nouveaux procédés dans les affaires »’ (1927, p. 177). Ce dernier facteur de réussite est essentiel, dans la mesure où Schumpeter (1927, p. 178) affirme que ‘« ce n’est ni l’épargne, ni la gestion efficace en tant que telles, mais l’aptitude à remplir cette tâche novatrice qui est décisive »’.

La fonction exercée par l’entrepreneur se distingue parfaitement de la fonction capitaliste. Dans son histoire de la théorie de l’entrepreneur, Schumpeter (1949, p. 256) considère que cette distinction, qu’il fait remonter à la seconde moitié du xix ième siècle, ‘« a été facilité par le fait que le changement de méthodes de la gestion financière des entreprises a produit rapidement un accroissement du nombre de cas où les capitalistes n’étaient pas des entrepreneurs et les entrepreneurs n’étaient pas des capitalistes »’. Aussi, si l’histoire des formes entrepreneuriales peut considérer ces deux fonctions comme conjointes, leur réunion n’est qu’accidentelle et l’analyse économique de chacune de ces fonctions répond à une logique différente.

Le capitalisme se développant et se complexifiant, ‘« l’entreprise industrielle à caractère de trust »’ se substitue progressivement aux entreprises familiales : « les relations entre la réussite d’un individu, la prospérité d’une famille et la marche de l’entreprise sont [alors] plus complexes (1927, p. 178). Cette transformation du capitalisme a entraîné un renouvellement des familles appartenant au sommet de l’échelle mais, surtout, « un recul des positions familiales en tant que tel » (1927, p. 178). Un nouveau type d’homme caractérisé par sa « puissance de travail » et sa « résistance nerveuse » a pris la place de l’entrepreneur traditionnel des débuts du capitalisme. Ainsi que le chef de l’entreprise familiale, il possède ‘« une acuité de vue toute particulière, c’est-à-dire (…) l’aptitude à se concentrer sur l’affaire en cours et à se fermer aux autres sollicitations et (…) un esprit froid et inflexible, qui n’exclut d’ailleurs pas la passion »’ (1927, p. 179). Toutefois ce nouveau type d’homme se différentie par « l’aptitude à susciter l’approbation et la collaboration, la technique des rapports humains, le savoir-faire dans les négociations » et enfin son « aptitude au discours » décisive dans les « relations politiques » qu’implique la complexification de l’entreprise (1927, p. 180).

En effet, la complexification de l’entreprise, la dilution et la délégation des fonctions en son sein ont permis une spécialisation accrue des membres de l’entreprise impliquant que ‘« l’aptitude à conquérir un poste de direction ne se confond pas nécessairement avec l’aptitude à s’acquitter avec succès des tâches de direction »’. Autrement dit, le succès entrepreneurial n’a rien à voir avec le succès que peut connaître un bon « directeur [manager] » ou gestionnaire dans la même entreprise : ‘« la distinction entre une réponse adaptative et une réponse créatrice à des conditions données peut être heureuse ou non, mais elle apporte un élément essentiel, elle apporte une différence essentielle »’ (1949, p. 258). Ce qui différencie le manager de l’entrepreneur est le fait que le premier suit une routine antérieure, alors que le second introduit une nouvelle manière de penser et d’agir.

Il se dégage de ce qui précède que l’élément déterminant pour atteindre ou conserver une position sociale élevée réside dans l’aptitude des individus à remplir la fonction assignée à leur classe. En effet, ‘« une qualité ou un ensemble de qualités ne qualifient une aptitude que par rapport à certaines fonctions bien définies : les aptitudes entretiennent avec les fonctions le même rapport que certaines qualités d’adaptabilité biologique avec le milieu physique »’ (1927, p. 220). Généralisant l’analyse précédente concernant l’évolution des positions relatives des individus au sein d’une même classe, Schumpeter (1927, p. 188) affirme que ‘« le franchissement de barrières de classe s’opère de la même façon que les modifications dans les positions relatives des diverses familles au sein d’une classe »’.

Par conséquent, l’ascension ou le déclin social d’un individu dépend directement de ses aptitudes et de son comportement personnel, plus précisément de ‘« l’aptitude à exécuter son rôle social avec plus ou moins de bonheur que les autres membres de la classe, ou encore l’inégale disposition à accomplir ses obligations »’ (1927, p. 189). Seul un individu plus apte que les autres membres de sa classe pourra s’élever socialement. Aussi peut-on qualifier la conception de la structure sociale de Schumpeter d’élitiste, puisque seuls les meilleurs pourront accéder au sommet de l’échelle sociale, et de méritocratique parce que l’évolution sociale dépend des aptitudes et des comportements. L’évolution de la position relative d’une classe sociale par rapport à une autre dépend en ce sens de la capacité de ses membres à remplir la fonction assignée à leur classe dans la société, mais aussi de l’importance que revêt cette fonction pour la société, c’est-à-dire des liens qui lient cette classe avec le pouvoir. L’aptitude à diriger, c’est-à-dire à remplir la « fonction de commandement social », laquelleconsiste « à décider, à ordonner, à imposer et à montrer la voie », n’existant pas avec la même intensité chez tous les individus, les situations sociales évoluent (1927, p. 223).

Notes
229.

Le concept de famille au sens large, au sens de parenté, est employé ici par Schumpeter : « nous employons les expressions « famille », « dynastie » et « lignée » comme synonymes, bien qu’une description plus détaillée exigerait qu’on les distinguât » (1927, p. 169, n. 13).