2.3.2. Evolution du capitalisme et formes d’entreprises : monopolisation et protectionnisme

L’analyse de l’évolution du capitalisme présentée par Schumpeter permet de comprendre comment évoluent les différentes formes prises par l’entreprise et d’établir les liens existant entre l’activité entrepreneuriale et la structure institutionnelle. Autrement dit, l’examen de la manière dont se développe le capitalisme est le moyen de comprendre quelle structure institutionnelle de la concurrence ou du monopole permet de développer l’activité entrepreneuriale, mais aussi d’analyser les conséquences du développement de celle-ci sur l’évolution de celle-là. Plus encore, Schumpeter montre que le développement du capitalisme et de l’activité entrepreneuriale conduit à la disparition des conditions nécessaires à son extension 230 .

Schumpeter (1919, p. 133) refuse l’idée selon laquelle l’émergence des cartels et des trusts constitue une tendance inhérente au seul capitalisme : si le capitalisme porte en lui-même les germes de sa propre destruction c’est uniquement parce que ‘« l’histoire (…) dépassera le stade du capitalisme (…) dans la mesure même où les réussites du capitalisme auront rendu ce système superflu »’. Notons que l’on retrouve la même idée dans Capitalism, Socialism and Democracy.

Dans ce dessein, Schumpeter s’intéresse aux mécanismes économiques sur lesquels repose la tendance à la constitution de grandes entreprises monopolistiques. Ici réside la seconde raison pour laquelle il est intéressant de se pencher sur l’analyse des liens entre impérialisme et capitalisme chez Schumpeter.

L’impérialisme n’est pas lié au fonctionnement du système de libre-échange, mais à l’établissement de barrières douanières lesquelles ‘« font des entrepreneurs des divers pays autant d’ennemis en état de guerre perpétuel et peu portés à soutenir une politique pacifiste »’ puisque ‘« ces barrières mettent les entrepreneurs capitalistes dans la dépendance de règlements gouvernementaux, qui sont gouvernés par des préoccupations impérialistes »’ (1919, p. 125). C’est donc l’impérialisme étatique qui est responsable des tendances agressives de l’action économique. L’action économique et les intérêts qui la portent ne sont pas en eux-mêmes destructeurs 231  : seule la politique protectionniste des gouvernements est responsable.

L’argumentation de Schumpeter (1919, p. 129) se rapproche ainsi explicitement de celle des « néo-marxistes » lorsqu’il écrit : ‘« l’entrepreneur capitaliste tire toute une série d’avantages de la concentration en cartels ou en trusts, telles que la diminution des coûts ou l’amélioration de sa position de force à l’égard des revendications des travailleurs ; mais l’avantage principal consiste dans la politique monopolistique des prix qui devient possible »’. Dans l’hypothèse où les méthodes et l’organisation de la production restent les mêmes, le prix de monopole est plus élevé et la quantité produite inférieure à ce qu’ils seraient dans une situation concurrentielle. Or, une telle situation est non seulement rarissime, mais presque impossible puisqu’il existe de nombreux avantages offerts au seul monopole du fait de l’élargissement de son échelle de production et de sa zone d’influence ou du prestige financier plus important dont il jouit ; autant d’arguments remettant en cause cette hypothèse.

En outre, une position monopolistique ne peut être obtenue, ni même maintenue à long terme sans l’exercice de « la vigilance et l’énergie » (1942b, p. 141) : ‘« en règle générale, ni les brevets, ni les artifices de monopole ne sauraient prévaloir contre ces nécessités, sauf dans les cas où le nouveau procédé présente une supériorité éclatante (…) ou dans les cas de produits nouveaux pour lesquels une clientèle solide a été constituée avant expiration du brevet »’. Et même dans ce cas, il ne s’agit toujours que d’une position temporairement obtenue puisqu’elle peut être remise en cause à tout instant par l’apparition de nouveaux entrepreneurs et l’introduction de nouvelles innovations. L’innovation est responsable du « processus de Destruction Créatrice » 232 qui suspend temporairement la concurrence parfaite en introduisant une nouvelle combinaison productive et « constitue la donnée fondamentale du capitalisme » (1942b, pp. 116-117) 233 . Ainsi, la célèbre définition de l’innovation de Schumpeter (1942b, p. 116) prend toute sa place au cœur du processus de transformation capitaliste : ‘« l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement le régime capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste »’. L’impulsion donnée par l’activité entrepreneuriale se double d’une fonction de sélection qui est à l’origine de la formation d’entreprises de grandes tailles. Le processus capitaliste distribue des récompenses sous la forme de profits aux entrepreneurs innovateurs, mais sanctionne dans le même temps les entrepreneurs qui se sont contentés d’employer les mêmes combinaisons productives que celles habituellement appliquées par le passé. Ce processus de sélection est celui de la concurrence. On trouve en fait ici déjà chez Schumpeter implicitement l’idée de la concurrence comme processus qui sera développé par Hayek 234 .

Finalement, la constitution de grands groupes n’est pas condamnable en elle-même selon Schumpeter, puisque ses effets disparaîtront avec l’apparition de la concurrence. Seul l’établissement de tarifs douaniers peut permettre une concentration toujours croissante. Aussi, le protectionnisme précède-t-il toujours les cartels et les trusts selon Schumpeter (1919, pp. 141-142) : ‘« en réalité, l'économie et les intérêts économiques entrent alors dans l’arsenal des armes politiques »’.

Le colonialisme, c’est-à-dire la conquête de nouvelles débouchées pour les capitaux, d’une main d’œuvre ou de sources d’approvisionnement à très bon marché qui produisent des effets dévastateurs pour les pays colonisés, ne sont pas le résultat de la concentration du capital relevant « des lois organiques inhérentes à l’économie politique » que dénoncent K. Marx et F. Engels (1977, p. 52). Pour Schumpeter (1919, p. 134), le colonialisme fait partie des armes politiques employées par des groupes sociaux particuliers au même titre que la constitution de cartels, la pratique de prix de monopole et du dumping qui conduisent à mettre en place une politique protectionniste vis-à-vis de l’extérieur tout en menant « une guerre de conquête de type franchement impérialiste ».

L’origine de cette vague protectionniste réside de la permanence d’habitudes de pensée mercantilistes héritées du passé et encore vivaces au xviiii ème et xix ième siècle : ‘« les individus et les groupes étaient le produit du mercantilisme (…) ils regrettaient la solidarité des communautés du temps passé, la tutelle et la protection de type patrimonial (…) ils réclamèrent des mesures draconiennes contre les étrangers et, avant tout, des tarifs douaniers protecteurs »’ (1919, p. 145). C’est donc la configuration particulière de la hiérarchie sociale en partie héritée du passée où se juxtaposaient la bourgeoisie et l’aristocratie terrienne qui est responsable de la permanence de l’impérialisme. La bourgeoisie n’ayant pas réussi à se substituer à l’aristocratie terrienne héritée de la monarchie, ‘« elle se contenta de lui arracher une partie de son pouvoir et, pour le reste, se soumit à lui »’, lui demandant de ‘« défendre ses intérêts contre les menaces extérieures et intérieures »’ (1919, pp. 147-148).

Au premier regard, il pourrait paraître paradoxal d’attribuer aux entrepreneurs ‘« le désir et la volonté de fonder un royaume privé (…) un empire, qui donne l’espace et le sentiment de puissance »’ comme c’est le cas dans sa Theorie der wirtschaflichen Entwicklung (1926c, p. 135) et, en même temps, affirmer que l’impérialisme trouve son origine dans une classe pré-capitaliste motivée par le seul désir de conquête. C’est d’ailleurs là le sentiment développé par E. März (1991, p. 65). Toutefois, il n’est dit nulle part dans Theorie der wirtschaflichen Entwicklung que les motivations entrepreneuriales sont purement économiques. Au contraire, Schumpeter (1926c, pp. 135-136) écrit à propos de la « volonté du vainqueur » : ‘« répétons le, il s’agit d’une motivation qui présente une différence caractéristique avec la motivation spécifiquement économique, il s’agit d’une motivation étrangère à la raison économique et à sa loi ».’

Différents niveaux d’analyse étant mêlés, la conception de l’entrepreneur se trouve enrichie. Dans le même temps, il serait erroné d’opposer ces différents niveaux. L’entrepreneur se caractérise par des fonctions et des motivations « économiques » mais aussi par des motivations et fonctions « non économiques », si toutefois une telle dichotomie peut avoir un sens 235 . Sur ce point, Schumpeter rejoint les analyses de Menger et de Wieser en donnant de l’entrepreneur une vision non strictement économique.

La tendance impérialiste héritée du mercantilisme est ainsi accusée d’être l’une des causes de la perte de pouvoir politique de la bourgeoisie. Schumpeter distingue en effet deux raisons permettant d’expliquer les modifications du poids politique des différents groupes sociaux : une raison extérieure au processus capitaliste, laquelle réside dans le poids des mentalités héritées du passé et des raisons internes au fonctionnement du régime capitaliste. Ces dernières, qui sont les plus importantes, sont intimement liées les unes aux autres. Une première cause est la séparation entre la fonction de propriété et la fonction entrepreneuriale que Schumpeter (1942b, p. 212) désigne comme « l’évaporation de la substance de la propriété ». Elle est aussi le résultat du processus de rationalisation qui soutend le développement du capitalisme.

Le développement de la société par action moderne est symptomatique de cette évolution. En se développant, elle dissout les trois groupes qui caractérisent la direction des entreprises. Les dirigeants, chefs et sous-chefs de l’entreprise deviennent des salariés particuliers qui tendent « à acquérir la mentalité de l’employé » (1942b, p. 192). Les gros actionnaires ne se comportent pas comme des propriétaires, pas plus que les petits actionnaires qui ne comptent pas sur ce revenu. Aucun d’eux ne serait donc enclin à défendre le groupe auquel il appartient et dont sa survie dépend, à savoir la bourgeoisie : ‘« l’évolution capitaliste, en substituant un simple paquet d’actions aux murs et aux machines d’une usine, dévitalise la notion de propriété »’, ‘« relâche l’emprise, naguère si forte du propriétaire sur son bien, d’abord en affaiblissant son droit légal et en limitant sa possibilité effective d’en jouir comme il l’entend ; ensuite, parce que le possesseur d’un titre abstrait perd la volonté de combattre économiquement, politiquement et physiquement »’ (Schumpeter 1942b, pp. 193-194).

La seconde raison de l’affaiblissement de la bourgeoisie est liée à la désintégration des valeurs de la famille bourgeoise : ‘« la famille et la demeure familiale constituaient naguère les ressorts profonds de la passion du gain dans les milieux typiquement bourgeois »’ alors que se développe ‘« un type d’homo œconomicus différent, mu par des préoccupations différentes et agissant selon des directions différentes » ’(1942b, p. 217). Nous avons évoqué précédemment le rôle que remplit la famille chez Schumpeter dans sa représentation sociologique de l’évolution du capitalisme et de l’action entrepreneuriale. Ce type de capitalisme, appelé aussi capitalisme patriarcal par certains autres économistes et historiens, a évolué et laissé place progressivement aux formes modernes de la grande entreprise.

Ce nouveau type de comportement se caractérise selon Schumpeter (1942b, pp. 218-219) par le rétrécissement de l’horizon temporel de l’homme d’affaires puisque, consécutivement à l’affaiblissement des valeurs familiales, les fonctions d’épargne et d’investissement remplies par le « capitalisme familial » tendent à disparaître. Là où il semble que le jugement de Schumpeter s’étiole est qu’il ne croit pas que cette nouvelle forme de capitalisme puisse perdurer. Elle doit, selon lui, conduire à la fin du capitalisme et permettre l’émergence du socialisme. Aussi Schumpeter se déclare-t-il influencé par K. Marx lorsque celui-ci affirme l’existence d’une tendance à l’autodestruction inhérente au système capitaliste.

Toutefois, au moment où il rédige Capitalisme, Socialisme et Démocratie, comme au moment où il reprendra ce texte pour en autoriser une seconde édition en 1946, Schumpeter considère que le système socialiste ne pourra émerger spontanément : au contraire, il devra prendre la forme d’« une action politique, législative et administrative » encore désignée comme un « acte de socialisation » (1942b, pp. 419-420).

Ces considérations concernant le socialisme sont d’autant plus importantes qu’elles s’inscrivent dans une étape importante de l’histoire de la tradition autrichienne, c’est-à-dire le débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste. Nous nous intéresserons donc dans la sous section suivante aux arguments développés par Schumpeter lors ce débat et, plus particulièrement, aux enseignements que l’on peut en tirer pour la compréhension de l’activité entrepreneuriale en régime capitaliste et en régime socialiste.

Notes
230.

C’est en ce sens que Schumpeter s’intéresse à la théorie de l’impérialisme. Cet intérêt pour la théorie de l’impérialisme se justifie ainsi pour diverses raisons. Tout d’abord, Schumpeter tente de se positionner par rapport à la théorie marxiste de l’impérialisme et en particulier à la conception « néo-marxiste » : il est généralement reconnu que Schumpeter connaissait les travaux de R. Hilferding et O. Bauer. C’est là d’ailleurs la position de R. Swedberg (1991, p. 99). Toutefois, il ne semble pas que Schumpeter ait eu connaissance de la théorie de l’impérialisme de Lénine (1916) au moment où il rédigea sa « Contribution à une sociologie des impérialismes » à laquelle paraît pourtant faire étrangement écho la thèse de Schumpeter. En effet, si Schumpeter (1919, p. 133) cite explicitement K. Marx et R. Hilferding, il ne se réfère à Lénine que dans Capitalism, Socialism and Democracy à notre connaissance : Schumpeter (1942b, pp. 289 et 303).

231.

Nous ne sommes donc pas très loin ici de l’argumentation de Mises. En effet, pour celui-ci deux phénomènes expliquent l’apparition de prix de monopole : la constitution de cartels et l’établissement de barrières douanières ou plus largement une action politique gouvernementale. L’établissement d’un monopole n’est pas condamné pour lui-même, c’est-à-dire en ce qu’il constitue une restriction de l’offre, mais seulement parce qu’il empêche l’entrée de nouveaux concurrents. Autrement dit, pour Mises l’établissement d’obstacles à la libre concurrence est responsable des perturbations de l’activité économique concurrentielle. Les cartels constituent une perturbation pour l’activité économique uniquement dans la mesure où ils s’accompagnent de barrières à l’entrée pour les concurrents potentiels.

232.

Expression soulignée par l’auteur dans le texte original.

233.

Nous renvoyons le lecteur à Schumpeter (1942b, pp. 116-117) où notre auteur explique quelle fut l’influence de K. Marx sur sa propre pensée à ce sujet.

234.

Notons que la définition de la concurrence comme « processus de découverte » développée par Hayek diffère de la conception de Schumpeter sur de nombreux points. Nous renvoyons le lecteur au chapitre suivant pour une analyse de cette idée.

235.

Il suffit de s’intéresser aux entrepreneurs des débuts de l’industrialisation pour observer qu’une fois acquis une fortune et un titre répondant à leurs aspirations, ils se comportaient comme de véritables aristocrates rentiers, perdant par-là même leur fonction entrepreneuriale. Voir par exemple P. Verley (1994, pp. 72-95).