2.4.1. La question de la socialisation au cœur des discussions autrichiennes : Schumpeter contre Bauer

Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, la question de la transition vers un régime socialiste est largement débattue par les théoriciens du marxisme et en particulier par les tenants de la social-démocratie autrichienne encore appelés « autromarxistes » 237 . Nous nous intéressons plus particulièrement aux idées développées par O. Bauer, dans la mesure où son programme de socialisation est au cœur du débat sur le socialisme au sein de la social-démocratie autrichienne et le point de départ des analyses de Mises et de Schumpeter.

Selon O. Bauer, le processus de socialisation doit commencer dans les mines et les industries lourdes pour s’étendre ensuite aux autres secteurs de l’économie, leur importance stratégique et leur haut degré de concentration conférant un atout pour la mise en œuvre du processus. L’apport de O. Bauer et ce qui le rapproche des « néo-autrichiens », et, plus largement, des critiques adressées à la bureaucratisation, réside dans le fait qu’il ne souhaitait pas voir confier au gouvernement l’administration des industries ainsi socialisées. L’administration des entreprises socialisées doit être confiée selon lui à un « corps » composé pour un tiers de représentants des producteurs, pour un tiers de ceux des travailleurs et un dernier tiers de ceux du gouvernement, ce dernier ayant alors un rôle de conciliation des intérêts des deux autres groupes 238 .

Parallèlement, pour les branches composées de petites et moyennes entreprises qui ne peuvent être que difficilement socialisées, O. Bauer propose de favoriser leur concentration en créant des « fédérations d’industries » sur le modèle des cartels. L’administration de chacune de ces fédérations serait alors confiée à deux instances : le bureau central et le bureau industriel sur le modèle de ceux qui se sont développés durant la Première Guerre Mondiale.

À la révolution violente menée par l’État, Bauer préfère une révolution lente et progressive menée par une élite. En ce sens parle-t-on chez O. Bauer d’une recherche de compromis entre le marxisme pur tel qu’appliqué en Russie et l’économie des pays d’Europe Occidentale et Continentale plus complexe que celle de la Russie tsariste.

En avril 1920, alors que le programme d’O. Bauer est encore largement discuté parmi les marxistes, Mises publie un article dans une des principales revues autrichiennes, l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. Bien que, selon E. März, cet article n’ait pas rencontré un vif succès à cette époque, Mises réitérera ses critiques dans une étude plus approfondie de la question publiée en 1922 sous le titre Die Gemeinnwirtschaft. Untersuchungen über den Sozialismus 239 . La critique de Mises, nous y reviendrons, repose sur l’idée qu’en l’absence de propriété privée des moyens de production, il n’est pas possible d’évaluer en termes monétaires la contribution des différents biens de production du fait même de l’absence de système de prix, les décisions des individus ne pouvant être considérées comme efficientes.

Si l’argumentation développée par Mises ne retient pas notre attention ici, celle de Schumpeter dans l’article « Sozialitische Möglichkeiten von heute », paru en 1921 en réponse au précédent article de Mises, et reprise dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie semble faire écho à la théorie d’O. Bauer. Nous nous attacherons, dans la partie suivante, à mettre en parallèle les deux argumentations, ce qui sera l’occasion pour nous de mettre à jour une nouvelle facette de la théorie de l’entrepreneur de Schumpeter.

Notes
237.

L’expression fut inventée par le socialiste américain L. Boudin en 1914 pour désigner une interprétation particulière du marxisme réalisée par des auteurs autrichiens tels que M. Adler, O. Bauer, R. Hilferding, K. Renner ou F. Adler. Pour une analyse de l’austromarxisme voir Kolakowski (1976, pp. 281-351).

238.

Pour une description plus détaillée du système proposé par Bauer, se reporter par exemple à Kolakowski (1976).

239.

Cet ouvrage fut traduit sous le titre Le Socialisme : étude économique et sociologique.