2.4.2. L’entrepreneur, le manager et la bureaucratisation du processus de production

Schumpeter se place directement au cœur de ce débat s’opposant aux objections de Mises et reprenant les arguments de E. Barone. Il rappelle qu’une des caractéristiques de l’économie socialiste réside dans le fait que « la solidarité de la production et de la répartition cesse d’exister » : il n’est plus possible de fonder la répartition des biens sur un système de prix. Ceci n’est pas sans rappeler la définition suivante de Mises (1920c, p. 13) : ‘« ce qui caractérise le socialisme, c’est que la répartition des biens de consommation doit être indépendante de la production et de ses conditions économiques. Par essence, la propriété collective des biens de production est inconciliable avec le fait de fonder la répartition – même partiellement – sur l’imputation économique du produit à chacun des facteurs de la production ».’

La solution consiste alors, selon Schumpeter (1942b, p. 232), en un « acte politique » fondé non sur une décision arbitraire, mais résultant « du caractère économique et culturel de la société, de son comportement, de ses buts et de ses achèvements ». Quelle que soit la règle de répartition adoptée par la « communauté (collectiviste) », « un ticket représentant son droit à une quantité de biens de consommation » est distribué à chaque membre de cette communauté (1942b, p. 233). Ces tickets, libellés dans une unité quelconque, correspondent au prix des biens tels qu’ils sont distribués par les « magasins sociaux » selon la règle suivante : ‘« chacun de ces prix étant multiplié par la quantité existante de la marchandise correspondante, le total des produits de ces multiplications devrait équivaloir au total des bons remis aux camarades »’. Autrement dit, il faut que la somme de la valeur des bons corresponde à la somme de la valeur des biens produits. Étant donné les goûts des consommateurs et leurs revenus, les individus révèlent au ministère leurs « réactions », leurs préférences selon le vocabulaire microéconomique. Si Schumpeter reste muet quant à la manière dont peuvent se manifester ces réactions, on peut penser que le phénomène de « file d’attente » observé dans les pays à économie socialiste pourrait être de cet ordre. D’autres procédures, comme la réalisation d’enquêtes de consommation permettant au ministère d’ajuster les prix de ces biens de consommation, peuvent aussi être imaginées. La solution préconisée par Schumpeter fait ainsi écho aux propositions d’O. Lange et d’A. Lerner pour résoudre le problème de la réalisation d’un calcul économique rationnel dans une économie socialiste. Schumpeter (1942b, p. 231) fait d’ailleurs explicitement référence à leurs travaux, lesquels s’inscrivent selon lui dans la ligne des idées présentées initialement par E. Barone.

Ainsi que Schumpeter (1942b, p. 233) le concède, le véritable problème posé par l’économie socialiste ‘« consiste précisément à découvrir comment cette production anticipée pourrait être accomplie rationnellement »’. Schumpeter se penche alors sur le problème de l’organisation de la production dans une économie socialiste et avec elle celui de la répartition des fonctions économiques, en particulier de la fonction entrepreneuriale.

Le système imaginé par Schumpeter 240 fait intervenir trois « instances » détenant chacune une position particulière dans la hiérarchie 241 de chaque branche d’activité. La première instance au sommet de l’« organigramme socialiste », le comité central, fixe le prix des facteurs et alloue les ressources productives aux « comités spécialisés » de chaque branche. Ceux-ci constituent l’autorité de gestion d’une branche de production particulière : elle contrôle et coordonne, en accord avec le comité central, les « gérants [managers] » ou « conseil de gestion » des différentes entreprises qui composent la branche. Les échanges entre ces trois instances se déroulent alors selon trois règles :

Il n’est pas étonnant de retrouver chez Schumpeter, admirateur de L. Walras, l’idée d’un marché décentralisé où le comité central permet aux consommateurs et aux travailleurs de maximiser leur intérêt et obligent les entreprises à se comporter « comme si » elles maximisaient leur profit. Cette version du socialisme, généralement désignée par l’expression de « socialisme de marché », est celle développée par O. Lange et A. Lerner. Schumpeter s’inspire d’ailleurs explicitement d’A. Lerner, à qui il reprend l’idée que le prix de vente doit égaliser le coût marginal dans une économie socialiste comme dans une économie de marché.

Concernant la gestion des entreprises socialisées, Schumpeter (1942b, p. 248) va même plus loin que O. Lange ou A. Lerner en affirmant que ‘« l’existence d’une énorme bureaucratie, ou à tout le moins, de conditions favorables à son développement et à son fonctionnement »’ caractéristique d’une économie socialiste, permet une gestion plus simple que dans le régime capitaliste. L’incertitude entourant l’activité des entrepreneurs dans le régime capitaliste, c’est-à-dire l’incertitude liée à la réaction des entreprises concurrentes d’une part et l’incertitude quant à l’évolution de la conjoncture d’autre part, disparaîtrait presque complètement. En effet, ‘« le comité central pourrait (et jusqu’à un certain point devrait) faire fonction de diffuseur de renseignements et de coordinateur des décisions – tout au moins au même degré qu’un bureau de cartel disposant de pleins pouvoirs »’ (1942b, p. 249).

La fonction de diffusion de l’information et de la connaissance explicitement reconnue comme appartenant à l’activité entrepreneuriale dans le cadre d’une économie fondée sur la propriété privée des moyens de production est ainsi confiée à un « comité central ». Les gérants dont il est question ici ne sont autres que de simples « exploitants » qui se contentent d’appliquer les méthodes de production et les décisions du comité central. Ils sont en charge de l’activité « normale » ou « routinière » de l’entreprise.

La bureaucratie et son mode de fonctionnement hiérarchique prennent alors le relais des fonctions entrepreneuriales. On peut penser, bien que Schumpeter ne l’écrive explicitement, que des experts, nommés ou élus pour leurs compétences dans le cadre de l’économie de marché, prendraient en charge ce type d’activité. Leur motivation non plus fondée sur le profit retiré de la réussite de leur entreprise serait remplacée par la réputation et la reconnaissance hiérarchique obtenue du fait de leur succès. Mais dans ce cas, la fonction entrepreneuriale ne disparaîtrait pas vraiment. Elle changerait de forme et de mode d’exercice, mais elle demeurerait.

Le comité central, bien que bénéficiant du poids de sa position hiérarchique, doit être capable de faire accepter aux gérants des entreprises la nécessité d’employer de nouvelles combinaisons productives et, plus largement, du changement. L’action du comité central peut en effet très bien rencontrer des résistances de la part des gérants d’entreprise habitués à un mode de fonctionnement et désireux de ne pas en changer. La persuasion et la volonté qui caractérisent l’action entrepreneuriale dans une économie de marché est donc toujours aussi présente bien qu’elles prennent des formes différentes. Si l’on reprend la définition du « leadership » telle que Schumpeter (1928b, p. 17) la présente : ‘« l’essence du leadership est l’initiative (…) dans le sens de l’initiative pratique, de décider de ce qui doit être entrepris, et de le mettre en place »’. Ce qui caractérise le « chef » est l’influence et la domination qu’il exerce sur les autres. Le comité central exerce donc la fonction de chef au sein d’une économie socialiste au même titre que l’entrepreneur au sein de l’économie capitaliste 242 .

Schumpeter (1942b, p. 261) ajoute un argument supplémentaire quant à la supériorité du système socialiste concernant sa capacité à réguler les cycles grâce à la « planisation du progrès », ‘« en particulier la coordination systématique et la répartition ordonnée à travers le temps des créations d’entreprises dans toutes les branches »’, permettant d’‘« inhiber, à certaines époques, les poussées d’activité anormales et, à d’autres époques, les réactions dépressives ».’ Plus encore, il affirme la supériorité du système socialiste en termes de rationalité (1942b, pp. 263-264) du fait de la capacité d’une économie socialiste à réaffecter les travailleurs au chômage suite à l’introduction de progrès technique. Le système socialiste est aussi supposé être plus rationnel en ce qu’il permet une meilleure diffusion et absorption de l’innovation : ‘« en régime socialiste (…) tout perfectionnement pourrait, théoriquement, être diffusé par décret et les pratiques routinières pourraient être rapidement éliminées ’» (1942b, pp. 263-264).

À ces deux avantages « mineurs », Schumpeter ajoute une troisième justification de la supériorité du régime socialiste en termes de rationalité concernant la capacité organisationnelle. Il affirme que la société capitaliste, non contente de laisser le soin d’introduire des innovations à des entreprises isolées, laisse bien souvent la direction de telles entreprises, de petite ou moyenne taille, « primordialement » à « des ingénieurs ou des vendeurs ou des organisateurs » qui, bien qu’ils soient « des hommes de valeur », ne sont pas les plus capables de gérer toutes les diverses activités de l’entreprise (1942b, p. 264). L’entreprise socialisée de la même manière que l’entreprise de grande taille pourrait ‘« tirer de leurs dons un meilleur parti en les affectant exclusivement aux emplois pour lesquels ils sont réellement qualifiés »’, (1942b, p. 264). Toutefois, cet avantage en termes d’organisation et de répartition des tâches au sein de l’entreprise reste lui aussi mineur.

Le principal avantage que discerne Schumpeter réside dans l’absence d’« interférence gouvernementale » 243 . De même que Mises, Schumpeter est conscient du fait que les activités gouvernementales interfèrent avec le fonctionnement libre du processus de marché ‘« en ce sens qu’elles entravent et paralysent le fonctionnement du mécanisme de production privée »’ (1942b, p. 265). Toutefois, la réponse apportée par Schumpeter à ce problème diffère complètement de celle de Mises. Alors que celui-ci préconise le désengagement de l’État dans les activités économiques qui sont gérées naturellement par le mécanisme de marché, Schumpeter considère que le régime socialiste, en prenant en main toutes les activités, mettra un terme à ces obstacles et cette paralysie et donc améliorera l’efficacité de l’économie. Toutes les énergies tournées vers la défense des intérêts de chacun des deux secteurs de l’économie seraient ainsi dirigées vers un objectif commun : les « frictions et antagonismes entre le secteur privé et le secteur public » (1942b, p. 265), survivances du passé, disparaîtraient avec ce dernier. Plus encore, Schumpeter (1942b, p. 266) affirme que le responsable de cette situation n’est autre que la recherche du profit qui caractérise le capitalisme : ‘« le capitalisme moderne compte sur le principe du profit pour gagner son pain quotidien, mais la société ne consent pas à laisser prévaloir ce principe. Or, un tel conflit et, par conséquent, de tels gaspillages n’existeraient pas dans une société socialiste »’. Il apparaît ici que le véritable motif du passage à un système socialiste réside dans le rejet par la société du moteur de l’activité économique au sein d’un régime capitaliste, c’est-à-dire le profit. Un tel rejet a concouru à produire ce que K. Polanyi (1944) a appelé des « contre-mouvements », c’est-à-dire des barrières visant à protéger la société contre le fonctionnement du mécanisme du marché, ce que Schumpeter appelle une « tendance à l’impérialisme » et qu’il considère être des « survivances du passé ». Dans les deux cas, deux logiques différentes rivalisent et produisent des « frictions et antagonismes » sources de pertes, de « gaspillages », « frais et pertes (…) considérables » (1942b, pp. 265-266).

En ce sens, on comprend mieux pourquoi Schumpeter occupe une place à part dans la tradition autrichienne. Sa pensée se rapprochant, par ses préoccupations et son diagnostic, des idées et conceptions défendues par les « néo-autrichiens », il s’en éloigne cependant quant aux solutions qu’il considère devoir être adoptées.

Notes
240.

Nous nous référons ici à la conception de l’« organigramme socialiste » qu’il développe dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942b, pp. 229-250).

241.

Bien que Schumpeter n’emploie pas lui-même ce terme, il nous semble approprié dans la mesure où chaque « instance » se voit défini un rôle particulier lui-même subordonné aux trois règles de distribution productive.

242.

L’argument développé ici par Schumpeter s’oppose en outre à la critique d’un autre économiste autrichien qui prend la suite de Mises dans le débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste : Hayek. À la différence de Schumpeter, Hayek (1937 et 1945) considère qu’il n’est pas possible de rassembler en un seul centre ou même en un petit nombre de centres de décision toute la connaissance nécessaire à la prise de décision rationnelle, du fait de l’existence d’une connaissance circonstancielle de temps et de lieu qui ne peut être transmise par les individus puisqu’ils n’ont pas conscience de la posséder. La connaissance étant dispersée entre les divers individus impliqués dans le processus de production, il n’est pas possible au comité central ou même aux comités spécialisés de rassembler cette information et donc de réaliser un calcul rationnel.

243.

Schumpeter (1942b, p. 265), termes soulignés par l’auteur.