Chapitre 2. Processus de marché et activité entrepreneuriale : l’apport des néo-autrichiens

Introduction

Dans les années 1990, s’est développée une controverse dans The Review of Austrian Economics 244 au sein de la tradition autrichienne contemporaine, suite à la réévaluation du débat sur le calcul économique socialiste. À cette occasion, se sont opposées deux visions concernant l’interprétation que l’on peut donner aux contributions de Mises et d’Hayek.

La première vision, mettant l’accent sur les ressemblances entre les deux auteurs, s’intéresse à la manière dont les arguments complémentaires développés par ces auteurs ont permis de donner un nouveau souffle à la tradition autrichienne. Cette vision est soutenue par R. Ebeling (1991), Kirzner (1988a), D. Lavoie (1985) et L. Yeager (1994 et 1996).

La seconde vision, soutenue par J. Herbener (1991, pp. 40-50 et 1996), H. H. Hoppe (1996), M. Rothbard (1991) et J. Salerno (1990 ; 1994 et 1996) met en avant les différences existant entre les contributions de Mises et d’Hayek dans ce débat. Pour les auteurs qui adhèrent à cette conception, il est nécessaire de distinguer le problème du calcul économique du problème de la connaissance qui se pose dans une économie socialiste. Selon J. Herbener (1991, p. 43), ‘« alors que Mises considère le calcul comme le problème du socialisme, Hayek considère que ce dernier est un problème de connaissance’ ‘ 245 ’ ‘ »’.

Cette vision souhaite ainsi mettre en valeur l’héritage misesien qui a largement inspiré les économistes de la tradition autrichienne contemporaine, les libertariens et autres libéraux classiques qui se sont posés en critiques de la conception de l’ordre spontané et des « positions évolutionnistes sociales » d’Hayek, comme le note J. Salerno (1990, p. 26).

Mises insiste en effet davantage sur le rôle de l’action humaine, consciente et intentionnelle qu’Hayek, pour qui l’objet d’étude n’est pas tant l’action individuelle que l’« ordre spontané » qu’elle engendre de manière non intentionnelle. En ce sens, pour Mises l’individu est premier, le sentiment d’appartenance à une communauté n’est que le fruit de la réunion d’individus liés par le principe de la division du travail.

Parallèlement, Hayek (1957, p. 241 entre autres) souligne, s’appuyant sur la distinction de Menger (1883, p. 146) entre « institutions pragmatiques » et « institutions organiques », que la « Société » ou « Grande Société » 246 se définit comme l’ordre émergeant de manière spontanée des relations que les hommes entretiennent entre eux. La société est ainsi le produit de l’action de l’homme mais non de ses desseins.

La place accordée par Mises à la raison humaine est essentielle en ce qu’elle lui permet d’affirmer que ‘« le calcul économique est la question fondamentale, d’où dépend la compréhension de tous les problèmes couramment appelés économiques »’, (1949, p. 212).

Au rôle de la raison humaine, Salerno ajoute une autre différence importante entre les deux auteurs : le rôle accordé à la connaissance dans le calcul économique. J. Salerno (1990, pp. 41-42) souligne en effet que pour Mises, même si les planificateurs parvenaient à la pleine connaissance non seulement des technologies disponibles, mais « des circonstances particulières de temps et de lieu » 247 concernant l’échelle de valeur des consommateurs et des ressources disponibles, le problème du calcul demeurerait. Seule la propriété privée des moyens de production permet de réaliser un calcul économique et en particulier celui qui fonde toute décision d’investissement. Pour J. Salerno (1990, p. 48), ‘« le système de prix fourni des nombres cardinaux’ ‘ 248 ’ ‘ pour calculer les coûts et les bénéfices des actions orientées [purposive] entreprises au sein de la division sociale du travail »’. Contrairement à Hayek, Mises n’a jamais mis en évidence le caractère informationnel des prix. J. Salerno rejette ainsi explicitement l’idée de Kirzner selon laquelle il existerait un lien entre l’action humaine définie par Mises et l’idée d’Hayek selon laquelle les prix véhiculent la connaissance nécessaire à la prise de décision au travers du processus entrepreneurial 249 .

S’accusant mutuellement d’incompréhension et de déformation de leurs dires respectifs 250 , le débat est abandonné à défaut d’être clos avec l’article de L. Yeager (1997). L’intérêt de celui-ci fut de rappeler l’importance du débat sur la possibilité du calcul économique dans une économie socialiste pour le développement de la pensée des « néo-autrichiens ».

Malgré l’existence de différences importantes entre ces deux auteurs, il est possible de montrer que chacun apporte à sa manière une pierre à l’édifice de ce que les économistes de tradition autrichienne d’aujourd’hui appellent la théorie du processus de marché et dont l’entrepreneur est le moteur. Nous montrerons que bien que ces deux auteurs développent des idées différentes concernant le rôle et la nature de l’entrepreneur au sein du marché, leurs conceptions se complètent dans la mesure où elles mettent toutes deux en évidence la nécessité de considérer le marché comme un processus en devenir et non comme un état des choses. En fait, il n’existe pas de véritable théorie du processus de marché chez ces deux auteurs, mais il est cependant certain que chacun contribue à son édification. La théorie de l’action humaine développée par Mises permet ainsi de développer une analyse du comportement différente de la maximisation de la théorie microéconomique. L’entrepreneur étant défini comme celui qui spécule sur l’avenir et accepte d’agir malgré l’incertitude qui l’entoure, sa fonction et l’origine de son profit réside dans l’« arbitrage » qu’il réalise entre les prix sur le marché. Parallèlement, Hayek met en évidence le caractère subjectif et dispersé de la connaissance. La connaissance est à la fois dispersée entre les individus et étroitement liée aux circonstances de temps et de lieu de leur environnement. Par conséquent, le marché est décrit comme un processus de découverte des informations nécessaires à la prise de décision, non plus comme un état d’équilibre mais un processus qui tend, du fait de l’action des individus, à se rapprocher d’une situation où un prix unique s’établit pour chaque bien.

Nous verrons au cours de ce chapitre que la contribution de chacun de ces deux auteurs prend forme durant le débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans un régime socialiste, puis est ensuite développée de manière parallèle par chacun d’eux. L’imperfection de la connaissance, l’incertitude et les anticipations sont ainsi au cœur de la représentation « néo-autrichienne » du fonctionnement du marché. Une représentation particulière de l’entrepreneur émerge chez les « néo-autrichiens » : entrepreneur spéculateur pour Mises, diffuseur de connaissances pour Hayek, l’entrepreneur est le moteur de l’activité économique. Plus encore, nous verrons que leur conception de l’entrepreneur et de son rôle au sein de l’économie de marché est fortement liée à leur défense de l’économie de marché libre. L’analyse de l’entrepreneur n’est plus alors qu’un simple outil leur permettant de justifier leur conception de l’économie et de la société fondée sur la liberté individuelle et la propriété privée.

Notes
244.

Une traduction serait « Revue de l’économie autrichienne ». Nous faisons référence ici aux articles de P. Boettke (1998), J. Herbener (1991 et 1996), H. H. Hoppe (1996), Kirzner (1988a et 1996), M. Rothbard (1991), J. Salerno (1990 ; 1994 et 1996) et L. Yeager (1994 ; 1996 et 1997).

245.

Terme souligné par l’auteur.

246.

Notons que selon Hayek (1973b, pp. 177-178 n. 11) cette expression est empruntée à Adam Smith. Il s’agit plus précisément d’un emprunt à la Théorie des sentiments moraux (Smith 1999, VI, ii, 2, p. 324). Nous remercions M. Biziou pour cette information. Nous reviendrons sur cette idée plus longuement dans la sous section 3.2. « La supériorité de l’ordre spontané : la « Grande Société » ».

247.

J. Salerno procède ici en effet à une interprétation hayekienne fondée sur une lecture à la fois rétrospective et reconstructive du débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste.

248.

Plus exactement, il s’agit ici du seul calcul économique excluant le jugement de valeur psychique et personnel qui l’accompagne puisque, pour paraphraser Mises (1949b, p. 104), l’économie ne s’intéresse qu’aux actions et non aux faits psychiques qui débouchent sur des actions.

249.

C’est toute la théorie de l’entrepreneur kirznerienne, telle qu’elle est formulée jusqu’au milieu des années 1980 qui est ainsi rejetée en bloc. Notons que cette idée selon laquelle Kirzner romprait avec la théorie de Mises est aussi développée par P. Gunning (2001). Nous verrons que Kirzner a précisé sa théorie sur ce point en mettant davantage l’accent sur la dimension créatrice et spéculative de l’action entrepreneuriale. Nous songeons plus particulièrement aux travaux de Kirzner (1985) même si ces arguments ne sont vraiment explicités et développés que dans Kirzner (1999a ; 2000 et 2001a).

250.

Nous faisons référence ici à L. Yeager (1994 ; 1996 et 1997), H. H. Hoppe (1996), J. Salerno (1994 et 1996). Nous ne faisons qu’évoquer ici ce débat dans la mesure où il n’a en effet pas d’influence sur la manière dont peut être comprise l’action entrepreneuriale chez Mises et Hayek. Pour L. Yeager (1994, p. 108), « nier le fait qu’Hayek ait développé les affirmations de Mises concernant le calcul économique et dire que le discours du premier diffère de celui du second, voire qu’il est incompatible avec celui-ci, et gommer tous les aspects du message de Mises sur lesquels Hayek s’est appuyé, c’est banaliser son message, de manière relativement incorrecte, en une proposition concernant les exercices arithmétiques ». Parallèlement, J. Salerno (1994, p. 112) affirme que plus qu’un problème arithmétique, le problème du calcul auquel fait référence Mises est en fait un problème d’« estimation » [appraisement]. J. Salerno (1994, p. 116) accuse ainsi L. Yeager d’avoir une conception essentiellement statique du calcul économique et de la fonction des prix. J. Salerno (1994, pp. 116-117) ne critique pas la référence à l’optimum paretien utilisée par L. Yeager. Son attaque vise davantage le fait que L. Yeager oublie qu’un tel optimum ne sera jamais atteint et ne constitue que des « signaux de coûts d’opportunité ».