1.1. L’impossibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste : l’apport de Mises au débat

Ainsi que nous l’avons évoqué dans le chapitre précédent lors de l’examen de la contribution de Schumpeter à ce débat, l’article de Mises en date de 1920 donne un nouveau souffle au débat avec les économistes socialistes. Les travaux faisant référence à ce débat citent généralement cet article de Mises ainsi que ses ouvrages Die Gemeinwirtschaft - Untersuchungen über den Sozialismus 251 publié en 1922 et Bureaucracy 252 paru en 1944. Toutefois, la contribution de Mises au débat ne se limite pas à ces quelques travaux. Mises participa en effet plus largement au débat avec les socialistes autrichiens et allemands 253 . Ainsi, W. Keizer (1987) fait-il référence à deux articles de Mises publiés uniquement en allemand à l’exception d’un court extrait 254 . Il s’agit d’études dans lesquelles Mises répond aux critiques qui lui furent adressées suite à la publication de son article de 1920 et publiés dans la même revue que celui-ci. Ces articles 255 , publiés en 1923, s’intitulent respectivement « Neue Beiträge zum Problem der sozialistischen Wirtschaftsrechnung » 256 et « Neue Schriften zum Problem des sozialistische Wirtschaftsrechnung » 257 .

Il paraît ainsi discutable de faire remonter ce débat aux seuls écrits anglo-saxons 258 . La riposte « néoclassique » aux arguments de Mises reprend d’ailleurs les travaux de E. Barone lesquels datent de 1908 259 . De plus, avant même que ce débat ne s’enclenche, certains auteurs tels que K. Kautsky s’appuyant sur l’expérience de l’économie de guerre ont tenté de montrer qu’il est possible de se passer de toute référence à la valeur dans la gestion des ressources productives.

Dans son article de 1920, en effet, Mises (1920c, p 12) remet en cause « les descriptions aux couleurs magnifiques des « Utopistes » » affirmant qu’un tel système est incompatible avec un comportement économique rationnel du fait de l’absence de prix pour les biens de production. En l’absence de prix, il est impossible de déterminer les coûts, les revenus ou les profits tirés de l’activité de production. Un système socialiste peut fonctionner, mais il ne peut être efficient.

Affirmant que ‘« ce qui caractérise le socialisme, c’est que la répartition des biens de consommation doit être indépendante de la production et de ses conditions économiques »’, Mises (1920c, p. 13) remet en cause la possibilité pour l’État de parvenir à appliquer le principe de l’efficacité économique lorsqu’il fonde la répartition des biens sur un principe différent de celui de la rémunération des facteurs à leur productivité marginale.

Généralement, le débat est considéré avoir donné tort à Mises sur ce point du fait notamment de la critique des économistes socialistes qui montrent comment il est possible sur la base du modèle walraso-paretien de réaliser une telle répartition.

Toutefois, l’argumentation de Mises ne s’en tient pas là. Il établit en effet qu’en l’absence de propriété privée des moyens de production, il est impossible de déterminer un étalon commun de mesure de la valeur des biens de production. Par conséquent, il n’est pas possible de déterminer la contribution de chacun des facteurs de production dans la réalisation du produit, donc encore moins de déterminer leur revenu.

L’apport principal de Mises (1920c, p. 23) est de montrer que le calcul en termes de monnaie n’a de sens que sous deux conditions : tout d’abord, tous les biens doivent appartenir au domaine de l’échange, condition de possibilité des rapports d’échange ; ensuite, il doit exister un instrument d’échange permettant de ramener tous les rapports d’échange à un même dénominateur.

En l’absence de dénominateur commun, il n’est plus possible de calculer la valeur de ces biens de production et donc celle des biens de consommation, dont ils participent à l’élaboration. Le bureau central ne peut donc pas a fortiori comparer les différentes valeurs des moyens de production pour en déterminer l’utilisation la plus efficace. Ainsi, la direction économique d’un régime socialiste « peut déterminer quelle valeur est attribuée à l’ensemble des moyens de production », « calculer quelle est la valeur d’un moyen de production déterminé », mais « elle ne peut exprimer cette valeur au moyen d’un prix unique, comme peut le faire l’économie « libre », où tous les prix sont ramenés à une expression commune, grâce à la monnaie » (1920c, pp. 27-28).

Dès lors, les concepts d’efficience et de bien-être social ne sont pas forcément synonymes : il est possible d’atteindre un certain bien-être social alors même que la situation dans laquelle on se trouve n’est pas efficiente. Plus tard, dans Human Action 260 , Mises (1949b, p. 229) précise que le calcul économique n’est possible que dans le cadre d’institutions particulières qui sont celles d’« un ordre social fondé sur la propriété privée des moyens de production ». Ainsi, le calcul économique « ne peut servir qu’aux considérations d’individus ou de groupes d’individus opérant dans le cadre institutionnel de cet ordre social. C’est par conséquent un calcul de profits privés et non de « bien-être social » » (1949b, p. 229).

Mises est toutefois conscient de l’imperfection du calcul monétaire. Il écrit (1920c, p. 28) : « sans doute le calcul en termes de monnaie est imparfait. Mais nous n’avons rien de mieux à mettre à sa place (…) Si nous y renonçons, tout calcul économique devient purement et simplement impossible ».

Certains ont pu objecter à Mises (1920c, p. 29) que l’organisation socialiste, parce qu’elle succède en général à une économie de marché, peut s’appuyer sur « les derniers résultats de l’économie « libre » ». Mais les prix dont il est question concernent un certain état de l’économie. Or, une économie est en constante évolution. Soulignant la nature changeante de l’économie et des données sur lesquelles reposent les actions des agents économiques, Mises conclut qu’il n’est donc pas davantage possible de fonder le calcul économique d’une économie organisée centralement sur la base des résultats obtenus précédemment dans l’économie. Pour Mises (1920c, p. 29), ‘« nous devons admettre que l’avènement du socialisme modifie toutes les données, par suite du nivellement des revenus, des transformations que celui-ci provoque dans la consommation et, par là, dans la production elle-même. Aussi est-il impossible que ce régime se rattache au dernier état de l’économie « libre » »’.

S’esquisse ici l’argument qui sera développé et popularisé par Hayek concernant le fait que les prix permettent de diffuser la connaissance qui est nécessaire aux individus pour prendre une décision. Ainsi, le système de prix ‘« permet à chacun de mettre à tout moment ses propres besoins en harmonie avec le calcul de l’efficacité économique »’ (1920c, p. 27). Plus encore, Mises (1944, p. 35) affirme que ‘« le prix du facteur de production est un avertissement que celui-ci adresse à l’entrepreneur de la société capitaliste : « Ne me touchez pas, je suis affecté à la satisfaction d’un autre besoin, plus pressant » ».’

Notes
251.

Cet ouvrage a été traduit en français sur la base de la seconde édition allemande de 1932 par P. Basté, A. et F. Terrasse sous le titre Le Socialisme : étude économique et sociologique.

252.

Une traduction française de R. Florin et P. Barbier est disponible sous le titre La bureaucratie, publiée pour la première fois en 1946.

253.

Nous pensons ici plus particulièrement à O. Neurath (1919), célèbre auteur socialiste, auquel Mises (1920, p. 28) fait explicitement référence dans ses écrits, mais aussi à O. Leichter (1923), qui travaillait comme administrateur dans une grande entreprise publique et, surtout Karl Polanyi. Nous n’avons pas pris connaissance des écrits de O. Neurath et O. Leichter et renvoyons le lecteur à G. Chaloupek (1990, pp. 668-670) où l’auteur se livre à un examen des arguments des deux auteurs. Pour une analyse des prédécesseurs de Mises concernant la question de la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel en régime socialiste voir par exemple R. Ebeling (1991). Dans cet article, R. Ebeling analyse l’apport de cinq ouvrages publiés avant la Première Guerre Mondiale qui annoncent les thèmes développés par Mises dans son article de 1920. Les cinq auteurs étudiés par R. Ebeling ne sont autres que A. Schäffle, P. Leroy Beaulieu, W. Graham, V. Cathrein et B. Elder.

254.

Il s’agit de l’appendice à la seconde édition allemande de Die Gemeinwirtschaft : Untersuchungen über den Sozialismus qui reprend un extrait« Neue Beiträge zum Problem der sozialistischen Wirtschaftsrechnung ». Une traduction française de cet extrait est disponible en appendice de l’ouvrage Le socialisme.

255.

Ces articles n’étant pas disponibles en langue française nous nous référerons par la suite aux analyses qu’en firent G. Chaloupek (1990) et W. Keizer (1987), Mises (1932, p. 516 sq.) ainsi que K. Polanyi (1922 et 1924) et J. Maucourant (1993) pour ce qui concerne plus particulièrement la discussion entre Mises et K. Polanyi.

256.

Une traduction française serait « Nouvelles contributions sur le calcul économique socialiste ». Notons que la littérature fait généralement référence à cet article en le datant de 1924. Nous faisons ainsi référence aux articles de G. Chaloupek (1990) et W. Keizer (1987). Il semble que cette datation soit erronée. En effet, le Ludwig von Mises Institute, spécialiste de la pensée de Mises, affirme que cet article fut publié en décembre 1923.

257.

Une traduction française serait « Nouveaux écrits sur le calcul économique socialiste ».

258.

Nous songeons ainsi aux différents articles de K. Vaughn (1980 ; 1981 et 1994) ou même à l’ouvrage de D. Lavoie (1985) lequel, ainsi que le note G. Chaloupek (1990, p. 659), ne fait qu’évoquer brièvement les contributions germanophones des années 1920 et 1930. Même s’il est vrai que le débat prend dans les années 1930 une forme différente lorsque Hayek l’oriente sur le problème de l’allocation de la connaissance dans une économie « dirigée centralement », il est bien plus ancien. Parmi les raisons évoquées pour justifier le relatif oubli dans lequel sont tombées les contributions germanophones à ce débat, les événements politiques comme la perte de pouvoir des partis sociaux démocrates allemands et du socialisme autrichien sont les principales raisons retenues par les commentateurs. C’est ainsi la position de G. Chaloupek (1990, pp. 659-660) et de W. Keizer (1987, p. 111). Nous nous référerons quant à nous à l’ensemble des travaux de Mises concernant le débat sur le calcul économique même si l’article de 1920 est le pilier de son argumentation en la matière.

259.

E. Barone dès 1908, s’appuyant sur l’analyse paretienne, proposait une première analyse du fonctionnement d’une économie socialiste fondée sur le concept d’équilibre et la résolution d’un système d’équations.

260.

Traduction française L’action humaine. Nous nous référerons par la suite à la traduction française de R. Audouin notée Mises (1949b).