1.1.1. Initiative et esprit commercial versus obéissance et esprit bureaucratique

Mises (1920c, pp. 39-40) met ainsi l’accent sur le rôle de la responsabilité et de l’initiative qui lui permettront de définir plus tard l’action entrepreneuriale 261 . Il distingue deux « principes de technique et d’organisation », nous dirions aujourd’hui deux types de gestion et d’organisation : celui du marché et de l’entreprise privée, « l’organisation commerciale » (1920c, p. 39 et 1944, p. 53) et celui de l’administration et de la bureaucratie, « l’organisation bureaucratique ». Celle-ci se défini comme ‘« la méthode appliquée à la conduite des affaires administratives dont le résultat ne s’apprécie pas en monnaie sur le marché »’, (1944, p. 53). Par essence, l’organisation bureaucratique se contente d’exécuter les ‘« prescriptions des statuts et règlements (…) établis par l’autorité d’un organisme supérieur »’ (1944, p. 52). Ce ne sont donc pas des considérations monétaires et financières qui motivent les bureaucrates, puisque le profit et les pertes constituent les motivations essentielles et exclusives de l’organisation commerciale. Pour Mises (1944, p. 55), il n’est pas possible d’accuser le système bureaucratique d’inefficience au sens donné à l’efficience économique dans le cadre de l’organisation commerciale : ‘« c’est une erreur de juger l’efficacité d’un ministère en la comparant à l’activité d’une entreprise soumise aux interférences des facteurs de production ».’ Aussi affirme-t-il qu’il est nécessaire de distinguer le « rendement administratif » du « rendement industriel » puisque ‘« l’organisation d’une usine ne saurait s’améliorer en prenant pour modèle des services de police, pas plus que n’obtiendrait un meilleur rendement la recette des contributions qui adopterait les méthodes d’une usine d’automobiles »’ (1944, p. 59).

Mises croit foncièrement que ces deux logiques organisationnelles sont mutuellement exclusives. Aucune caractéristique commune ne semble pouvoir être trouvée. Mises s’oppose à l’idée de Wieser et de Schumpeter selon laquelle la figure du « chef » 262 s’applique aux différentes sphères de l’action et non pas seulement à l’action « commerciale » qui caractérise une économie de marché. Mises contredit explicitement la distinction de Schumpeter entre l’entrepreneur innovateur et l’inventeur. En effet, Mises (1944, p. 18) ne distingue pas l’innovateur de l’inventeur. Il affirme que le chef se caractérise par ‘« son infatigable esprit d’invention et son amour de l’innovation qui empêchent les entreprises de sombrer dans la routine bureaucratique ».’

Ainsi, l’« initiative », l’« ambition » ou le « goût des affaires » sont des motivations réservées au seul domaine de l’organisation commerciale. L’industriel est un « génie », « un maître », dans le sens où « il ne doit rien à la faveur du prince » (1944, p. 18). Le critère d’une bonne gestion bureaucratique n’étant pas « l’approbation des usagers consacrée par un excès de revenu sur les coûts, mais la stricte obéissance à un ensemble de règles bureaucratiques », (1944, p. 71), il ne peut s’appliquer en même temps que celui de l’efficacité économique.

Les qualités requises pour une « bonne » organisation commerciale sont donc différentes de celles requises pour une « bonne » organisation bureaucratique. Ainsi Mises note-t-il (1944, p. 76) : ‘« comparer les risques de perte que l’on court soi-même et la chance de gain de l’État ou des autres, c’est considérer le problème sous un angle tout à fait différent »’. Autrement dit, la différence principale entre les deux types d’organisation provient de la possession de droits de propriété. Le moteur de l’activité entrepreneuriale au cœur de la dynamique marchande réside dans le fait que cet entrepreneur peut espérer un gain pour lui-même indépendamment de l’attitude des autres individus à son égard. Si le profit obtenu ne dépend pas de l’obéissance à des ordres directs émanant de sa hiérarchie, il n’en demeure pas moins que celui-ci doit tenir compte des autres individus qui l’entourent, en particulier du capitaliste, qui lui prêtera ou non des fonds, mais surtout des consommateurs.

Ainsi, Mises (1944, p. 97) peut-il écrire que ‘« le profit est la récompense du meilleur accomplissement de devoirs volontairement assumés »’. Bien que Mises (1944, p. 75) doive reconnaître que ce gain est toujours conditionné par le fait qu’il parvienne à persuader le capitaliste de lui allouer les fonds dont il a besoin, la réussite de l’entrepreneur dépend uniquement de ses propres capacités à décider, à innover et plus généralement à agir.

Parallèlement, le succès au sein de la bureaucratie ne dépend pas des capacités d’innovation et de décision des individus, mais de leur capacité à obéir et se conformer aux règles de la bureaucratie. En effet, dans le cadre d’une économie organisée sur le principe bureaucratique, ‘« l’État a le pouvoir illimité de ruiner une entreprise ou de lui prodiguer ses faveurs. Le succès ou l’échec d’une entreprise dépend entièrement de l’arbitraire des gens en place »’ (1944, p. 80).

Finalement, il semble que l’entrepreneur comme le bureaucrate soient contraints de suivre des règles. La seule réelle différence réside dans le degré de liberté accordé à l’individu, dans la mesure où l’on considère que le fait de ne pas suivre des ordres directement laisse une plus grande marge de liberté à l’entrepreneur par rapport au bureaucrate. Mises (1949b, p. 299 par exemple) reconnaît que le consommateur est celui qui oriente l’action des entrepreneurs et donc impose sa loi au marché. Il existe dans le cadre de l’organisation commerciale, comme dans celui de l’organisation bureaucratique, une force qui impose à l’entrepreneur de prendre une direction particulière dans son activité. La seule différence réside en fait plutôt dans le filtre au travers duquel cette force s’exprime. Elle s’exerce directement grâce au système de prix dans le cadre de l’organisation commerciale, alors qu’elle s’exerce de manière plus indirecte dans le cadre de l’organisation bureaucratique au travers des commandements établis par les bureaucrates.

Mises se distingue encore de Wieser et de Schumpeter, dans la mesure où il refuse de considérer la mise en place d’organisations « mixtes », c’est-à-dire tout compromis entre les organisations bureaucratiques et commerciales. Une des raisons de son opposition réside dans le fait que selon lui, les deux principaux moyens d’action dont dispose l’organisation bureaucratique sont la diplomatie et la corruption (1944, p. 81). Or ces activités sont l’expression de ‘« la bureaucratie dégénérée en gangstérisme entre les mains de politiciens dépravés »’. Toute intervention des principes d’organisation bureaucratique au sein de l’organisation commerciale ne peut donc être vue autrement que comme contraignante.

Pourtant, si Mises dénonce l’immixtion de l’organisation bureaucratique dans l’organisation commerciale, il ne va pas jusqu’à affirmer l’inutilité de la première ou même nier la nécessité de l’État. Au contraire, il affirme un peu à la manière dont Hayek le fait dans les années 1960-1970 263 , que ‘« l’État est la seule institution qualifiée pour user de contrainte et infliger des peines aux individus »’. Mais ce pouvoir de coercition doit être limité par la loi : ‘« ce pouvoir effrayant ne peut être abandonné à l’arbitraire de quelques hommes, si compétents et si intelligents qu’ils s’estiment eux-mêmes. Il est nécessaire de réduire son étendue. Tel est le rôle des lois »’ (1944, p. 84).

Dès lors, si Mises (1944, p. 50) critique l’organisation bureaucratique, c’est uniquement parce que celle-ci cherche à étendre son champ d’application. Toutefois, il ne nous dit pas quelles doivent être les limites de ce champ 264 . Il n’a en effet jamais, à notre connaissance, proposé de modèle de constitution comme a pu le faire Hayek (1979a) par exemple.

En définitive, l’action entrepreneuriale appartient à la seule sphère de l’organisation commerciale. Pour Mises (1920c, p. 39), l’entrepreneur se définit par sa place au sein du processus de production : ‘« en participant à l’activité de l’économie collective, il [l’entrepreneur] cesse d’être commerçant, et devient bureaucrate comme tout autre employé des services publics (…) On est commerçant parce que l’on occupe dans le processus de la production une position particulière, qui fait coïncider les intérêts de l’entreprise avec l’intérêt personnel »’. Parce qu’il recherche son profit, l’entrepreneur va chercher à satisfaire les consommateurs de la manière la plus efficace. L’entrepreneur n’existe pas au sein de l’organisation bureaucratique, mais seulement au sein d’une organisation fondée sur la propriété privée.

Notes
261.

La spécificité de la fonction entrepreneuriale n’est pas plus établie ici vis-à-vis de la fonction capitaliste que du calcul économique. Mises ne se penche en effet sur cette question de la spécificité de la fonction entrepreneuriale que lorsqu’il définit l’action humaine et s’intéresse plus précisément à la nature du profit, c’est-à-dire aux raisons du succès entrepreneurial. Nous renvoyons ici le lecteur à Mises (1949b, pp. 266-272 ; pp. 324-326 notamment) et (1951) ainsi qu’à l’analyse de sa conception de l’action humaine à laquelle nous nous livrons plus loin.

262.

Nous faisons référence ici au concept de chef tel que définit par Wieser et Schumpeter. Nous avons vu plus haut que ces deux visions diffèrent sur un certain nombre de points. Toutefois nous souhaitons souligner ici leur accord concernant la place qu’occupe le chef au sein de l’activité économique mais aussi politique et sociale. Notons que si Mises emploie le terme de « chef » dans ses travaux (1944, p. 17), c’est pour désigner uniquement semble-t-il l’activité concurrentielle de l’industriel : « on peut le qualifier de chef parce que son esprit d’initiative et son activité contraignent ses concurrents à égaler ses réalisations ou à quitter le monde des affaires ».

263.

Aussi, l’œuvre d’Hayek fait elle étonnement écho aux propos de Mises notamment lorsque Hayek (1960b, p. 135) explique : « ce qui corrompt, ce n’est pas le pouvoir au sens d’une extension de nos capacités, mais l’assujettissement de notre volonté à celle d’autres hommes, ou réciproquement le fait de mettre contre leur gré d’autres hommes au service de nos objectifs ».

264.

Nous pouvons toutefois considérer qu’il considère que celles-ci se limitent aux seules fonctions régaliennes de l’État.