1.1.2. Socialisme « pur », syndicalisme et action entrepreneuriale

Selon ce qui précède, il semble qu’il n’existe que deux types d’agents. Les entrepreneurs, tout d’abord, répondent à une logique commerciale et cherchent à obtenir le plus grand profit possible en satisfaisant au mieux les consommateurs. Les « directeurs [managers] », ensuite, suivent une logique bureaucratique et obéissent aux ordres qui leur sont donnés par leurs supérieurs. Le problème qui se pose dès lors est celui de la possibilité d’un système uniquement organisé selon l’une ou l’autre de ces logiques. L’histoire a montré que le socialisme s’appuie sur des formes de marché 265 . Parallèlement, la logique bureaucratique se rencontre au sein même de la société capitaliste. Il suffit de se pencher sur la littérature concernant l’organisation des relations au sein de l’entreprise, relations qualifiées parfois de relations organisationnelles non marchandes 266 . Autrement dit, il ne semble pas que les deux logiques mises en évidence par Mises s’excluent l’une l’autre. Au contraire, elles se complètent.

Mises reconnaît d’ailleurs que ces deux logiques s’associent en général dans la pratique. Aussi, une solution apportée au problème soulevé par Mises réside dans « le projet d’une économie socialiste fédérale » 267 de K. Polanyi. Ce « socialisme fédéral » s’organise autour de deux types d’instances distinctes : les associations de producteurs et les fédérations de consommateurs. Les prix sont alors déterminés selon une procédure de marchandage décentralisée. Le prix est ainsi étroitement lié au conflit entre les divers intérêts. L’établissement du prix permet de résoudre le conflit et de parvenir à un compromis. Ainsi, K. Polanyi (1924, p. 4) écrit-il : ‘« dans un rapport au pouvoir, la résolution d’un conflit entre les parties n’est possible que dans le cas de la suprématie durable de l’une sur l’autre (…). Si le pouvoir des parties est égal ou changeant (…) résoudre le conflit entre les parties sur cette base est alors exclu de principe. S’il faut malgré tout résoudre ce conflit, il faut donc qu’apparaisse un rapport de reconnaissance entre les parties »’.

La solution proposée par K. Polanyi est d’autant plus compatible avec les idées de Mises que pour celui-ci, « la poursuite consciente de la réalisation de fins », « l’action concertée, la coopération » (1949b, p. 151) sont à l’origine de la société. Toutefois, Mises refuse de prendre en considération la solution de K. Polanyi arguant du fait que ce type particulier de socialisme, qu’il appelle « socialisme de guilde » 268 ou « fédéralisme économique » (1922d, p. 2) conduit au « syndicalisme » 269 selon la définition particulière qu’il donne à ce terme. Mises considère en effet que ‘« toute mesure qui retire aux entrepreneurs, capitalistes et propriétaires fonciers [leur propriété], sans remettre cette propriété à l’ensemble de tous les citoyens du pays, doit être considérée comme une syndicalisation »’ (Mises 1922d, p. 311).

Le socialisme de guilde, en particulier dans la version britannique à laquelle Mises (1922d, p. 299) fait référence 270 , a pour seul atout de rendre le socialisme « plus acceptable ». Bien qu’il ne soit pas conçu par ses représentants comme tel, il n’en reste pas moins que « la voie qu’il suit pour arriver à ses buts mène d’abord au syndicalisme » (1922d, p. 300).

Mises remet en cause cependant le résultat du syndicalisme. Pour lui, si le principe d’une plus grande égalité en ce qui concerne les revenus et la propriété est l’objectif de toute syndicalisation, cet espoir sera toujours déçu. En effet, en réorganisant la répartition des revenus et de la propriété, le syndicalisme ne fait que procéder à une nouvelle répartition primitive de la richesse. Il abolit certes les inégalités antérieures, mais il ne fait que les remplacer par d’autres. Ainsi, pour Mises (1922d, p. 313), « la syndicalisation n’est pas du tout le moyen propre à réaliser en aucune manière l’égalité des revenus ». Plus encore, un tel système ne permet pas de prendre en compte le changement. Au contraire, il suppose une société parfaitement statique. Quelle que soit la règle permettant de transmettre les droits de propriété au sein d’une telle société, héritage filiale, redistribution entre les citoyens à chaque nouvel arrivant, les citoyens en place dans la branche de production touchée par le changement chercheront toujours à s’opposer à celui-ci parce qu’il remet en cause leurs anciens droits et revenus 271 .

Finalement, Mises refuse de considérer le socialisme de guilde comme une solution au problème du calcul économique. Ce système ne peut être que temporaire et laissera place, à plus ou moins long terme, soit au socialisme d’État, soit au syndicalisme. Aussi, la réponse de Polanyi ne constitue pas une réponse au problème du socialisme « pur » 272 ou « socialisme d’État [State socialism] » 273 .

Ce dialogue entre Mises et K. Polanyi est remarquable en ce qu’il nous permet de mettre en évidence le fait qu’un calcul économique rationnel peut être obtenu hors du seul cadre de l’économie de marché « pure ». Plus précisément, un tel calcul est possible dans le cadre de ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expression d’« économie mixte » et à laquelle Mises se réfère comme une forme d’interventionnisme particulière. La critique misesienne envers l’interventionnisme prend alors toute sa place. L’interventionnisme est critiqué en ce qu’il ne permet pas à l’entrepreneur de prendre les « bonnes » décisions et non parce que le calcul économique y est impossible. Le socialisme de guilde ne permet pas selon Mises de répondre aux besoins des consommateurs. Mises écrit ainsi : « la guilde monopolistique (…) jouit du droit inaliénable d’exercice exclusif sur son champ de production » et « elle est (…) non pas le serviteur des consommateurs, mais leur maître » (1949b, p. 862). La « guilde » n’est pas à l’écoute des besoins des consommateurs, mais impose ses propres choix. Implicitement, Mises affirme donc que seule une économie qui serait fondée sur la propriété privée des moyens de production et ne rencontrait aucun obstacle permet de satisfaire au mieux les divers besoins des consommateurs.

L’« erreur fondamentale » commise dès lors par K. Polanyi et tous ceux qui souhaitent une économie réglementée est qu’ils substituent une « démocratie des producteurs » à la « démocratie de consommateurs » qu’est le marché (1949b, p. 856). Plus précisément, leur erreur est de sous-estimer le rôle de l’activité entrepreneuriale ; ce qui les conduit à confier la direction de l’entreprise à un comité de travailleurs-actionnaires. Pour Mises, il est ainsi ‘« caractéristique que les syndicalistes, en parlant de toutes ces questions, évoquent la direction, et jamais les activités d’entrepreneurs »’. Aussi Mises est-il conduit à préciser en quoi consiste l’activité de l’entrepreneur. Celui-ci a pour fonction de ‘« fournir le capital pour de nouvelles industries et l’expansion des industries déjà existantes, alléger l’équipement pour les produits dont la demande baisse et effectuer les améliorations techniques »’ (1949b, pp. 857-858). Une telle définition n’est cependant pas sans poser de problème puisque la frontière entre la fonction entrepreneuriale et la fonction capitaliste n’apparaît pas clairement.

Plus encore, la critique envers le « socialisme de guilde » réside dans le fait qu’à terme, ce type d’expérience conduit au socialisme « pur », c’est-à-dire à une planification centrale et autoritaire des moyens de production organisée par l’État. Mises (1949b, pp. 863-864) affirme que ‘« socialisme de guilde et corporatisme [corporativism]’ ‘ 274 ’ ‘ se transformeront en pratique en un système de contrôle gouvernemental total de toutes les activités productrices (…) le système prussien d’économie contrainte – la Zwangswirtschaft’ ‘ 275 ’ ‘ – que leurs partisans voulaient éviter »’. Il semble ainsi que le syndicalisme et le socialisme de guilde doivent conduire inévitablement au socialisme d’État, c’est-à-dire à un système de planification central autoritaire dirigé par l’État 276 .

Autrement dit, si le calcul économique n’est pas possible dans une économie socialiste et si l’action de l’entrepreneur diffère du calcul économique, alors l’action de l’entrepreneur devrait s’exercer au sein d’une économie socialiste. Mises rejette toutefois cette hypothèse dans la mesure où pour exercer leur activité, prendre des décisions, les entrepreneurs ont besoin de pouvoir évaluer les différentes alternatives qui leur sont offertes. La seule raison pour laquelle l’activité entrepreneuriale s’exercerait dans le cadre d’une économie socialiste serait qu’il s’agisse d’un système « mixte », reposant partiellement sur la propriété privée. Mais, même dans ce cas, Mises considère que cette situation ne peut être que temporaire. Comme le note Kirzner (2001a, p. 176), Mises ‘« croyait que l’idée qu’une économie mixte puisse constituer une troisième voie ayant des chances de réussite était un simple mythe. Et, il insistait sur le fait que cette idée était un mythe très dangereux »’. La critique de Mises se révèle injustifiée. Elle repose ainsi davantage sur un parti pris idéologique, à savoir la croyance en la supériorité de l’économie de marché libre, que sur une démonstration claire de l’inefficacité économique d’une organisation partiellement réglementée.

Il n’est donc pas étonnant que dès les années 1920 277 , Mises se soit révélé un opposant de l’interventionnisme. Il suffit de noter pour illustrer ce point ses nombreuses critiques à l’encontre des politiques mettant en place au sein de l’économie de marché un contrôle des prix, vis-à-vis de l’établissement d’un salaire minimum, des nationalisations bancaires, de l’accroissement des déficits budgétaires, et plus généralement contre toutes les pratiques entrant dans le cadre de ce que nous avons coutume d’appeler l’« État providence ».

Pour conclure, le débat sur le calcul économique en régime socialiste a été l’occasion pour Mises d’établir les fondations de sa théorie de l’action humaine en distinguant l’action des entrepreneurs de celle des bureaucrates. Toutefois, si l’argumentation de Mises semble convaincante pour ce qui concerne l’impossibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans le cadre de ce qu’il nomme le « socialisme pur », elle l’ait beaucoup moins en ce qui concerne le socialisme de guilde, le syndicalisme ou toute forme d’« économie mixte ». Négligeant de prendre en compte le pouvoir, certes indirect, des consommateurs sur les décisions des entrepreneurs, Mises ne parvient pas à répondre complètement à l’argumentation de K. Polanyi. Mises s’emploie davantage à montrer comment les formes hybrides entre le « marché pur » et le « socialisme pur » conduisent nécessairement au « socialisme étatique » et donc se concentre sur les aspects négatifs de telles organisations.

Parallèlement, Hayek aborde le débat sous un angle différent de celui de Mises. Il ne s’intéresse pas aux différentes formes de socialismes mais se penche sur le mode de fonctionnement d’une économie socialiste, comme nous le verrons dans la sous section suivante.

Notes
265.

Nous pensons ici plus spécifiquement aux différentes expériences socialistes qui ont mêlé les deux mécanismes de régulation que l’on désigne en général sous l’expression de « socialisme de marché ». Nous renvoyons le lecteur au chapitre du même nom de J. Kornai (1996, pp. 568-608) qui s’intéresse notamment aux réformes qui eurent lieu en Yougoslavie (1950-1990), Hongrie (1968-1989), Chine (depuis 1978), Pologne (1981-1989), Vietnam (depuis 1987) et Union Soviétique (1985-1991). Dans le même esprit, A. Nove (1983, pp. 151-95) s’intéresse aux modèles de réforme en Hongrie, Yougoslavie, Pologne et Chine.

266.

Nous faisons référence ici à la récupération de ce débat sur le calcul économique que firent certains économistes de tradition autrichienne en particulier. Nous pensons ainsi aux travaux de M. Rothbard (1962) qui applique les résultats obtenus par Mises au problème des frontières de la firme. Pour une analyse de cette littérature nous renvoyons le lecteur à P. Klein (1996).

267.

Selon l’expression de J. Maucourant (1993) lequel revient sur la solution proposée par K. Polanyi. Nous renvoyons le lecteur aux travaux de W. Keizer (1987, pp. 113-114) et G. Chaloupek (1990, p. 667) pour une critique inspirée par la tradition « autrichienne ». Notons que plus récemment ce projet polanyien a été repris par F. Adaman et P. Devine (1996 et 2000) lesquels proposent « un modèle de planification participative » permettant d’intégrer l’activité entrepreneuriale au sein une planification inspirée du projet polanyien. Voir notre analyse de ce projet plus loin.

268.

Mises fait ici spécifiquement référence au socialisme de G. D. H. Cole tel que celui-ci l’incarne dans les années 1920. Notons que le socialisme de guilde n’est pas inventé par G. D. H. Cole. Celui-ci trouve chez S. Hobson (1914), comme G. D. H. Cole, l’affirmation des objectifs du mouvement et l’exposition de la manière dont il est possible d’y parvenir. G. D. H. Cole est cependant considéré comme le représentant de ce système dans la mesure où, comme le note M. T. Blanchon (2002, pp. 7-8), « il y a chez lui une réflexion globale qui se développe à partir des guildes et de ses objectifs, et qui débouche sur une théorie générale de l’État et de la société ». L’œuvre de G. D. H. Cole prend la forme de trois ouvrages : The world of Labour paru en 1913, Self-Government in Industry en 1917 et Guild Socialism Re-stated en 1920. Pour un examen du socialisme de guilde selon G. D. H. Cole, nous renvoyons le lecteur à l’article de M. T. Blanchon (2002, pp. 5-21). Le socialisme de guilde tel que le défini M. T. Blanchon (2002, p. 12) renvoie à un « système autogestionnaire » où le pouvoir de décision appartient aux travailleurs organisés en guildes nationales de producteurs, par branches d’activité ou par services.

269.

Selon Mises (1922, p. 271), le syndicalisme se caractérise par le fait que les moyens de production n’appartiennent pas à l’ensemble des citoyens mais seulement à certains d’entre eux. Syndicalisme et socialisme possèdent le même objectif : rendre aux travailleurs les moyens de production. Toutefois, alors que l’activité entrepreneuriale est absente du régime socialiste, elle demeure en place dans un régime syndicaliste.

270.

Mises fait explicitement référence à l’expérience anglaise en la matière dans Mises (1922d), ce que semble confirmer W. Keizer (1987, p. 113).

271.

Se reporter à ce propos à l’analyse des différentes règles qui pourraient être envisagées et de leurs effets sur la répartition des revenus à laquelle se livre Mises (1922d, pp. 313-315).

272.

Notre expression. Nous souhaitons ainsi faire un parallèle avec le concept d’« entrepreneur pur » défini par Mises (1949b, pp. 66-67).

273.

Fondé sur la propriété collective des moyens de production le « socialisme d’État » se distingue, selon Mises (1922d, p. 280), du « socialisme étatique » ou « socialisme étatiste [Etatistic socialism] » qui n’est rien d’autre qu’une société méritocratique fondée sur la tradition et le maintien de l’ordre social traditionnel.

274.

Mises (1949b, p. 861) renvoie ici au « Stato corporativo », désigné en français sous l’expression d’« état corporatif » c’est à dire l’économie fasciste telle qu’elle fonctionnait en Italie. Toutefois, Mises (1949b, p. 861) note très justement qu’en réalité les gouvernements fascistes se sont bien souvent contentés d’ajouter l’adjectif « corporatif » à leur programme sans réellement appliquer les principes essentiels du corporatisme à savoir « le gouvernement par elles-mêmes des diverses branches du commerce et de l’industrie ». Ceci est d’autant plus intéressant que K. Polanyi développe des critiques du même ordre dans un certain nombre d’articles dans les années 1930. Nous pensons plus précisément à K. Polanyi (1934a ; 1934b ; 1934c ; 1934d ; 1924-1946 et 1935).

275.

Terme souligné par l’auteur.

276.

En effet, de tels systèmes servent les seuls intérêts des membres de la guilde. Les consommateurs sont donc écartés des décisions. La guilde détient tout pouvoir de direction. Dès lors peuvent naître de profonds et violents conflits entre les producteurs et les consommateurs, que seul l’État peut régler. Le développement du socialisme de guilde conduit donc nécessairement au socialisme d’État. Mises ne prend ainsi pas sérieusement en compte l’idée de guilde des consommateurs proposée par K. Polanyi comme « contre pouvoir » et instance de consultation nécessaire au bon fonctionnement du système. Mises (1949b, p. 864) s’attache uniquement au pouvoir des guildes de producteurs et finit par conclure sur une affirmation totalement gratuite : « en bref, cela ne tient pas debout ».

277.

En dehors des critiques évoquées précédemment au travers de Mises (1922d), nous faisons référence ici à Kritik des Interventionismus publié pour la première fois en 1929. Cet ouvrage dont une traduction serait Critique de l’interventionnisme rassemble une série d’articles concernant les problèmes économiques de l’Europe dans les années 1920, comme par exemple les problèmes de contrôle des prix ou des nationalisations dans le secteur bancaire.