1.2.1. Connaissances dispersées et théorie de l’esprit humain

Hayek intervient dans le débat sur le calcul économique socialiste, suite à la réponse faite par O. Lange (1936) à l’article de Mises de 1920. O. Lange avance l’hypothèse que les prix peuvent, dans une économie socialiste, être déterminés selon une série de procédures décentralisées qui permettraient d’établir le plan de production et d’ajuster les prix et les quantités. Il propose ainsi un « pseudo marché » fondé sur le modèle de l’équilibre walrasien. Les firmes détermineraient alors la combinaison optimale des facteurs et calculeraient le volume de production optimal correspondant en se référant aux prix donnés et déterminés par le bureau central de la planification via une procédure walrasienne d’essais et d’erreurs.

Face à cet argument, Hayek propose deux critiques. La première concerne l’impossibilité technique de réaliser un tel calcul 279 . La seconde critique réside dans le fait que les individus possèdent de manière plus ou moins consciente une connaissance « subjective », « circonstancielle de temps et de lieu », laquelle est dispersée entre les divers participants au marché et ne peut par essence être explicitée, donc a fortiori centralisée par un bureau central de la planification.

Afin de comprendre comment l’idée de connaissance subjective est introduite, il nous faut dire quelques mots concernant sa théorie de l’esprit humain 280 . Les idées développées par Hayek sur ce point sont l’objet de ses premières recherches, au début des années 1920, alors même qu’il est encore étudiant à l’université de Vienne et hésite entre la psychologie et le droit. Il jette alors les bases de son premier ouvrage majeur, The Sensory Order 281 qui ne fut cependant publié qu’en 1952. Il faudra toutefois attendre le milieu des années 1930 pour qu’Hayek formule sa théorie de la connaissance et prenne ainsi ses distances vis-à-vis de l’économie walraso-paretienne. En effet, avec son article « Economics and knowledge » 282 , Hayek va rompre avec l’économie walraso-paretienne et sa conception de l’équilibre 283 . Nous aurons l’occasion de revenir sur la critique hayekienne de l’économie walraso-paretienne et sa conception de l’équilibre lorsque nous nous intéresserons aux implications méthodologiques de sa théorie de la connaissance. Nous souhaitons simplement ici souligner l’origine de sa théorie de la connaissance soulignant par-là la cohérence de sa pensée.

Dans l’Ordre sensoriel, Hayek montre que les connaissances de l’individu sont en parties héritées du passé et en partie le fruit de son expérience personnelle 284 . Selon Hayek (1960b, p. 25), ‘« la connaissance consciente qui guide les actions de l’individu ne constitue, à deux importants égards, qu’une partie seulement des conditions qui lui permettront d’atteindre ses buts »’. Dès lors, il semble évident que la connaissance des individus, du fait même de l’organisation et du fonctionnement particulier de l’esprit humain, est nécessairement subjective et construite individuellement. Elle est aussi incomplète et imparfaite puisque l’esprit n’a jamais fini d’apprendre. Notre compréhension, nos idées dépendent donc de schémas préconstruits, appelés « modèles » [pattern] selon lesquels notre esprit classe les stimuli 285 . Toute connaissance est donc toujours incomplète et dérivée des règles de classification. Elle est en outre par essence subjective parce qu’issue d’un classement particulier effectué par l’esprit, ce classement n’étant pas forcément le même pour tous les individus.

La conclusion à laquelle parvient Hayek, est qu’il n’est pas possible à l’esprit humain de connaître toutes les variables qui entrent en jeu dans le résultat de l’action humaine. Il n’est donc pas possible de réaliser des prédictions parfaites. La connaissance existe ainsi sous la forme ‘« d’opinions séparées, souvent incohérentes et même contradictoires »’ (Hayek 1981, p. 79). Ainsi, on trouve bien dans la théorie de l’esprit humain d’Hayek les racines de sa théorie de la connaissance à laquelle nous nous attacherons plus loin.

Notes
279.

Cet argument fut critiqué par la suite du fait du développement de l’informatique.

280.

On trouvera dans la littérature ainsi que dans l’œuvre d’Hayek aussi bien les expressions de théorie de l’esprit humain que théorie de la connaissance. Nous emploierons quant à nous l’expression « théorie de l’esprit humain » lorsque nous nous référerons à Hayek (1952b) et réserverons pour ses travaux postérieurs à 1937 l’expression de « théorie de la connaissance ».

281.

Cet ouvrage a été traduit aux éditions CNRS sous le titre L’ordre sensoriel, Hayek (1952b).

282.

Nous nous référerons à cet article par la suite sous l’expression Hayek (1937). Il faut cependant noter qu’une critique de la théorie de l’équilibre général est implicite dans Hayek (1933, p. 19).

283.

B. Caldwell (1988) nous fournit un examen de la notion d’équilibre chez Hayek. Il souligne d’ailleurs lui-même que « la transformation d’Hayek » intervient avec la publication de cet article. Pour une analyse en langue française du concept d’équilibre chez Hayek se reporter à R. Arena (1999).

284.

Hayek met en évidence la manière dont le processus cognitif établit une image mentale à partir de stimuli sensoriels extérieurs et donnés. Il montre que les individus classent et réagissent de manières différentes à ces stimuli. L’esprit humain est ainsi un instrument de classification qui permet de classer et d’ordonner hiérarchiquement les impulsions physiologiques selon des catégories particulières, chacune renvoyant à une sensation spécifique. Les règles qui permettent de classer les stimuli sensoriels participent d’un processus visant à réduire notre ignorance. Ce processus de classification acquis par apprentissage et adaptation, bien qu’en partie hérité à la naissance, se construit au fil des expériences de la vie humaine. L’esprit se nourrit donc de l’évolution de son environnement et participe en même temps de cette évolution.

285.

Ces modèles constituent selon Hayek (1981, pp. 70-71) des « abstractions ». Pour que nous puissions transmettre un modèle, autrement dit pour que nous puissions transmettre à un autre une représentation, il faut qu’il existe des points communs entre notre esprit et celui de l’autre individu. Un de ces points communs réside dans l’hypothèse que l’esprit de l’autre individu fonctionne de la même manière que le nôtre.