1.2.2. Les différents types de connaissance et le problème de leur diffusion

De sa théorie de l’esprit humain, Hayek tire l’idée que la société est le produit des connaissances individuelles accumulées dans l’histoire par les générations antérieures, mais elle n’est pas la combinaison consciente de ces connaissances. L’action de l’homme le dépasse car elle est le produit d’une connaissance plus large que celle qu’un seul individu peut maîtriser. Hayek (1937b, p. 131, n. 17) note ainsi que ‘« la connaissance dans ce sens représente davantage que ce qui est habituellement décrit comme « habileté » [skill], et la division de la connaissance évoquée ici représente davantage que ce qui est signifié par la division du travail. En termes brefs, « habileté » se réfère seulement à la connaissance dont un individu fait usage dans son propre domaine [trade], alors que la connaissance supplémentaire à propos de laquelle nous devons savoir quelque chose pour être en mesure de traiter des processus sociaux, est la connaissance des possibilités alternatives d’action dont un individu ne fait aucun usage direct »’.

Hayek met ainsi en évidence qu’il existe deux types de connaissances. Le premier type de connaissances, concerne la relation marchande proprement dite. Elle a trait aux conditions d’échange et permet la prise de décision individuelle. Elle prend en compte la connaissance des alternatives existantes pour l’individu dans une situation donnée.

Le second type de connaissances est dit « de circonstances particulières de temps et de lieu » (1945b, p. 121). Elle est le résultat de l’expérience sociale et marchande accumulée par l’individu au travers de son expérience de la vie sociale et productive. Hayek (1937b, p. 131) désigne ce type de connaissances comme de « l’habileté » [skills].

Il faut encore distinguer des connaissances « circonstancielles de temps et de lieu », les « connaissances scientifiques » (1945b, p. 121). Les premières sont « intuitives » ou « innées » (1973, p. 94) 286 et ne peuvent être transmises au travers d’un processus d’apprentissage délibéré à la différence des secondes. Il s’agit de règles ou pratiques qui constituent des connaissances qui ne peuvent être rassemblées par un individu ou un groupe. Toutefois, ainsi que le note Hayek (1973b, p. 93), « l’individu acquiert « par analogie » la capacité d’agir ». Autrement dit, ces connaissances peuvent être acquises au travers d’un processus d’imitation. Celui-ci constitue un premier niveau de diffusion de la connaissance. Il apparaît lorsqu’un individu observant le gain obtenu par un autre individu décide d’imiter celui-ci. Pour ce faire, l’imitateur se lance dans un processus d’essais et d’erreurs fondé sur l’observation.

Dès lors, pour Hayek (1945b, p. 126), le ‘« problème économique central est celui de l’adaptation rapide aux changements des circonstances particulières de temps et de lieu »’. Or, ces connaissances étant dispersées entre les différents individus, les individus sont amenés à prendre des décisions alors même qu’ils n’ont pas toute la connaissance nécessaire à une prise de décision optimale telle que la définit la théorie walraso-paretienne. En ce sens, Hayek (1945b, pp. 132-134) reproche aux « positivistes » 287 , parmi lesquels il classe les tenants de l’approche socialiste et de l’équilibre général, de considérer que les individus agissent en connaissant tous les faits pertinents.

Au contraire, pour lui, la tâche de choisir est une décision pratique, toujours fondée sur un savoir incomplet. Certains individus connaissent mieux que d’autres les actions à mener, mais ils ne disposent pas d’un savoir « scientifique » pouvant se substituer au jugement, au savoir pratique et individuel. Ceci permet à Hayek d’affirmer que les savoirs scientifiques sont insuffisants et, en particulier, qu’ils ne permettent pas de réaliser des prévisions certaines. Hayek (1976b, p. 17) en affirme d’ailleurs que ‘« c’est une erreur de croire que la science est une méthode pour obtenir la certitude de faits individuels et que le progrès de ses techniques nous permettra d’identifier et de manipuler tous les événements particuliers à notre guise »’.

L’homme ne dispose ni des informations 288 , ni des outils d’interprétation qui lui permettraient de connaître à l’avance les actions des autres individus, ni même le produit de l’interaction de ses actions avec celles des autres. La seule connaissance pertinente pour l’action est donc celle des ‘« circonstances particulières de temps et de lieu »’, qui permet de prendre en compte le changement. Finalement, la connaissance est dispersée 289 entre les différents individus.

Le problème qui devrait donc nous intéresser en tant qu’économistes est celui ‘« de la nature et de la quantité de connaissance que les différents individus doivent posséder afin que l’on soit capable de parler d’équilibre »’ ainsi que l’écrit Hayek (1937b, p. 130). Autrement dit, le principal problème de l’économie n’est pas la recherche de la meilleure utilisation possible des facteurs de production, mais « le problème de la meilleure utilisation possible de l’information » (1945b, pp. 119-120).

Notes
286.

Certains comme S. Ioannides (1992, p. 36) assimilent celles-ci à des « connaissances tacites ». Cette idée qu’il existe une connaissance plus large que celle qui peut être formulée et transmise délibérément par apprentissage a été reprise par R. Nelson et S. Winter (1982). Ces auteurs montrent qu’il existe des compétences fondées sur des connaissances tacites c’est-à-dire des connaissances qui ne peuvent être verbalisées. R. Nelson et S. Winter (1982, pp. 360-361) font ainsi directement référence à l’apport d’Hayek (1945). Toutefois, leur définition des compétences repose davantage sur les travaux de M. Polanyi (1962) concernant la connaissance tacite. M. Polanyi (1958 et 1966) est en effet celui qui a développé et popularisé la notion de connaissance tacite. Se fondant sur une interprétation personnelle de la théorie de la connaissance hayekienne, il produit ainsi sa propre « théorie « méta-scientifique » (…) mettant en évidence les liens entre la circulation de l’information et la constitution des organisations » comme le note P. Némo dans l’introduction qu’il fit à l’édition française de M. Polanyi (1951). Plus récemment, les travaux de N. Foss (1994 ;1997b ; 2001a et b), N. Foss et T. Knudsen (1999)), Ioannides (1998), R. Langlois (1986 et 1993), F. Sautet (2000) ou S. Longuet (2001) s’appuient sur la théorie de la connaissance hayekienne pour formuler une théorie « autrichienne » de la firme.

287.

Il est remarquable à ce propos qu’Hayek (1945b, p. 133) n’hésite pas à émettre le même jugement à l’égard de L. Trotsky, O. Lange, A. Lerner et Schumpeter (voir à ce propos la critique qu’il adresse à Schumpeter). L’erreur de ces auteurs réside, pour Hayek (1976b, p. 16), dans le fait qu’ils ont « tendance à fonder leur raisonnement sur ce qui a été appelé l’illusion synoptique, c’est-à-dire sur cette fiction que tous les faits à prendre en considération sont présents à l’esprit d’un même individu et qu’il est possible d’édifier, à partir de cette connaissance des données réelles de détail, un ordre social désirable ».

288.

Le terme d’« information » est généralement employé au lieu du terme « connaissance » dans les traductions bien que le terme qu’ils traduisent soit le même : il s’agit de « knowledge ». Nous pouvons observer que le terme « information » est employé lorsque les auteurs renvoient à la connaissance nécessaire à l’individu au cours du processus de marché. Il renvoie donc ainsi spécifiquement à la connaissance particulière de temps et de lieu. Le terme de connaissance est quant à lui généralement employé pour désigner l’ensemble des connaissances. Il existe cependant des exceptions à cette distinction. Nous emploierons quant à nous par la suite les termes « information » et « connaissance » selon la distinction précédente.

289.

Cette notion de dispersion de la connaissance est, selon Hayek (1937b, p. 131), parallèle à celle de division du travail définie par A. Smith : « il y a ici un problème de division de la connaissance, qui est au moins aussi important et assez semblable à celui de la division du travail ».