1.2.3. Connaissance et équilibre

Dès lors, l’erreur dite « erreur constructiviste », « scientisme » ou « préjugé scientiste » est d’importer dans le domaine des sciences humaines une méthode utilisée dans un autre domaine parce que celle-ci est considérée comme scientifique 290 .

Or, alors qu’en sciences physiques et en sciences naturelles, les phénomènes sont produits par des événements extérieurs objectivement observables, en sciences sociales, tout phénomène est lié à l’action et au fonctionnement de l’esprit humain. Chaque action n’étant qu’une construction de l’esprit humain qui repose sur des connaissances subjectives et donc non transférables. La question qui se pose dès lors est de savoir comment définir et obtenir l’équilibre entre les différentes actions individuelles. En effet, puisque les données sont subjectives, il n’est plus possible de procéder à la collecte de toutes les informations relatives aux goûts et aux préférences des individus. Le problème de l’équilibre est donc un problème de coordination des actions individuelles, lesquelles reposent sur différents types d’informations. Plus exactement, selon Hayek (1937b, p. 124) ‘« nous pouvons parler d’un état d’équilibre dans une société à une certaine période »’ 291 dans le sens où, par rapport à une période donnée, ‘« les différents plans élaborés par les individus sur la période sont mutuellement compatibles »’. L’équilibre se définit comme un état où les anticipations de ces agents sont correctes, c’est-à-dire que les différents membres de la société considérée sont parvenus à la même représentation des faits. Selon Hayek (1937b, p. 125), le fait que les anticipations des individus soient correctes ne doit pas être considéré comme une condition nécessaire à l’obtention de l’état d’équilibre mais comme « la caractéristique d’un état d’équilibre ». Il n’y a plus dès lors d’intérêt à chercher ce qui caractérise l’équilibre, il faut se concentrer sur la manière dont on parvient à cet état d’équilibre. Le moteur de ce mouvement, ainsi que nous l’examinerons dans la seconde section de ce travail, n’est autre que l’action de l’entrepreneur.

La solution socialiste au problème de la coordination des activités des individus est ainsi rejetée par Hayek en ce qu’elle suppose la coordination ex ante des différents plans d’actions individuels. Il n’est pas possible, selon lui, d’inclure au sein de la même organisation l’ensemble des connaissances détenues par les individus, puis de planifier et d’organiser, en fonction des objectifs assignés à cette organisation, la tâche des divers individus.

Plus la société se complexifie, plus la coordination est difficile à réaliser. Une planification centrale n’est possible que si on imagine une agence centrale capable de rassembler et de traiter toutes les connaissances nécessaires. Or, celles-ci sont d’autant plus dispersées et tacites que la société s’agrandit. Le planificateur se trouve dans l’incapacité de trouver les solutions optimales, de prendre les décisions adéquates et de les transmettre correctement aux exécutants 292 .

L’analyse hayekienne suppose explicitement le cadre institutionnel de l’économie de marché. Mais elle ne prend pas en compte le fait que la connaissance, en partie inconsciente et « circonstancielle de temps et de lieu », puisse être obtenue au travers d’un système différent de celui du marché. Les prix ne sont pas la seule manière de transmettre l’information. En effet, il existe au sein de la firme des échanges d’informations entre les individus qui n’ont pas d’expression en termes de prix. Autrement dit, il est possible d’imaginer un système hybride entre les deux formes opposées que sont la propriété collective et la propriété privée des moyens de production. F. Adaman et P. Devine (1996 ; 2000 et 2002) mettent ainsi en avant l’idée d’un « système économique de participation » [participatory economic system] défini comme ‘« un réseau étroitement lié de relations sociales, arbitré à travers un ensemble d’institutions étroitement liées dans lesquelles les valeurs et les intérêts des individus interagissent et se modifient mutuellement au sein d’un processus discursif permettant de prendre des décisions grâce à la négociation et la coopération »’ (2000, p. 14). Plus précisément, F. Adaman et P. Devine (2000, p. 15) mettent en évidence la possibilité de mettre en place une procédure de négociation qui ferait intervenir l’ensemble des individus concernés par l’emploi des ressources considérées par une décision. Le processus de négociation fournit alors un processus de mobilisation de la connaissance efficient dans la mesure où, selon ces auteurs, il ‘« permet à la connaissance des intérêts, des possibilités et des interdépendances’ ‘ 293 ’ ‘ inarticulés d’être découverte et articulée grâce à un processus d’interaction social entre toutes les personnes affectées par une décision »’ (1996, p. 532). La connaissance ainsi diffusée, la coordination est ainsi obtenue au même titre qu’elle peut l’être au travers du système de prix. Le problème d’allocation de la connaissance rencontré dans le cadre des économies fondées sur la propriété collective des moyens de production est ainsi résolu.

Forts de ces arguments développés dans le cadre du débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste, Mises et Hayek ont chacun développé leur propre conception du fonctionnement de l’économie de marché. Hayek, s’appuyant sur l’idée que la connaissance est par nature dispersée entre les individus, développe une conception du marché comme procédure de découverte des informations nécessaires à la prise de décision et remet par-là même en cause l’idée selon laquelle l’économie tend à se rapprocher de l’équilibre. Mises quant à lui construit une théorie de l’action humaine qui permet, au travers de la fonction de l’entrepreneur, de comprendre comment est intégré le changement au sein du marché. Nous verrons dans une seconde section ces différentes idées.

Notes
290.

Il s’agit du titre du premier chapitre de l’ouvrage Scientisme et sciences sociales, Hayek (1981), lequel reprend The Counter Revolution of Science, Hayek (1952a). Hayek (1981, p. 12) définit ainsi cette erreur comme « l’imitation servile de la méthode et du langage de la Science ».

291.

Terme souligné par l’auteur.

292.

Aussi, Hayek (1988b, p. 12) affirme-t-il que « ceux qui demandent une organisation délibérée de l’interaction humaine par une autorité centrale sur la base de l’administration collective des ressources disponibles » ont commis « une erreur quant aux faits (…) concernant la façon dont la connaissance de ces ressources peut être générée et utilisée ».

293.

Terme souligné par les auteurs.