2.1.1. La concurrence comme « procédure de découverte »

Hayek 295 considère que la théorie de la concurrence pure et parfaite repose sur des hypothèses si restrictives qu’elle ne constitue qu’un cas particulier et ne concerne qu’un petit nombre de situations de l’activité économique. La principale de ces hypothèses concerne la parfaite connaissance de l’ensemble des participants au marché. Ainsi, les producteurs sont supposés connaître parfaitement les goûts et les préférences des consommateurs et savoir comment produire au coût le plus bas. Parallèlement, les consommateurs sont supposés connaître quels sont les produits qui satisfont leurs besoins au prix le plus bas. Or, supposer ces faits comme donnés, c’est supposer qu’il n’y a pas de concurrence et que l’on est déjà à l’équilibre. Aussi, selon Hayek (1946, p. 96), ‘« le point de départ de la théorie de l’équilibre concurrentiel laisse de côté la principale tâche que le processus de la concurrence doit résoudre »’. Il propose donc de définir la concurrence non plus comme un état statique des affaires où ‘« les désirs et la connaissance des faits qui sont supposés donnés en même temps à un seul esprit déterminent une solution unique »’ (1946, p. 93), mais comme un processus dynamique de découverte de l’information fondé sur ‘« une planification décentralisée entre de nombreux agents séparés »’ (1945b, p. 120). Ainsi, Hayek (1946, p. 106) considère-il que ‘« la concurrence est essentiellement un processus de formation de l’opinion : en diffusant l’information, elle crée cette unité et cette cohérence du système économique que nous présupposons quand nous pensons à elle comme un marché »’. Le marché se caractérise par un processus de changements continus et donc d’adaptation continue des agents.

La supériorité du marché sur la planification centralisée repose sur son système de prix. S’il n’y a pas de problème d’information au sein du marché, c’est parce que le système de prix tient le rôle de dispositif universel. En effet, selon Hayek (1945b, p. 128), ‘« dans un système où l’information sur les faits est dispersée entre de nombreux agents, les prix peuvent jouer de telle manière qu’ils coordonnent les actions séparées d’agents différents, de la même manière que les valeurs subjectives aident un individu à coordonner les différents aspects de son projet »’.

Le prix est un condensé d’informations permettant une prise de décision rationnelle. La concurrence entre les entrepreneurs-producteurs va contribuer à fixer les prix et permettre de réduire l’ignorance des autres participants au marché. Fruit d’un long processus de sélection naturelle, le système de prix a survécu parce que l’information qu’il disperse est librement disponible pour tous les participants au marché. Ce sont donc ‘« les prix qui dirigent leur attention sur ce qu’il vaut la peine de découvrir parmi les offres du marché pour diverses choses et divers services »’ (1968b, p. 181). Les prix transmettent une information de nature dynamique qui permet à ces individus de réviser leurs plans. Plus encore, il s’agit pour Hayek (1945b, p. 129) d’« un mécanisme de communication de l’information » efficace, dans la mesure où ‘« l’information la plus essentielle est seule transmise, et transmise uniquement aux agents concernés »’.

Le système de prix véhicule l’information nécessaire en ce qu’il permet aux entrepreneurs de réduire le nombre des alternatives qui s’offrent à eux et de décider en fonction des bénéfices et des pertes qu’ils anticipent être occasionnées par le choix de telle ou telle méthode de production. Ils informent les agents sur l’urgence relative des différentes fins que poursuivent librement leurs partenaires. Autrement dit, ils permettent aux individus de se faire une représentation de l’environnement économique. Dans une société reposant sur une division extensive du travail, chaque individu doit pouvoir fonder ses décisions, ses prévisions, sur sa propre connaissance, c’est-à-dire sur son expérience et sur ce qu’il perçoit de son environnement au travers des prix lesquels lui fournissent une idée des informations disponibles pour les autres individus.

Le rôle de la concurrence est de montrer aux individus où se trouve l’information dont ils ont besoin. Elle repose pour se faire sur un mécanisme d’incitation qui fait appel à l’intérêt personnel. Celui-ci est en effet considéré par Hayek (1983, p. 83) comme ‘« le seul moyen que nous ayons d’inciter les producteurs à mettre en œuvre des connaissances que nous ne possédons pas et à prendre des décisions dont ils sont les seuls en mesure de déclencher les effets »’. Seule la perspective de réaliser un profit substantiel pousse l’individu à mettre en œuvre une nouvelle méthode de production. L’entrepreneur innove parce qu’il espère en tirer un profit. Ainsi, selon Hayek (1983, p. 85), ‘« l’amélioration concurrentielle des techniques de production repose largement sur l’effort de chaque entrepreneur visant à s’assurer un profit de monopole temporaire pendant qu’il restera en tête du progrès ; et c’est dans une grande mesure sur de tels profits que l’entrepreneur heureux se procure du capital en vue d’améliorations ultérieures »’.

L’entrepreneur n’est pas innovateur par goût mais parce qu’il y a un intérêt : s’il est le premier à mettre en place une nouveauté, il en retirera un profit important. Toutefois, ainsi que l’a montré Schumpeter, le profit ainsi obtenu par l’entrepreneur n’est que temporaire puisque, poussés par la perspective de capter une part de ce profit, d’autres entrepreneurs l’imiteront bientôt. Le profit disparaîtra dès l’entrée de nouveaux producteurs sur le marché spécifique. En effet, ‘« le stimulant qui fait améliorer les procédés de production consiste souvent dans le fait que celui qui est le premier recueille ainsi un profit temporaire »’ comme le souligne Hayek (1983, p. 83). Ainsi, comme chez Schumpeter, transparaît l’idée que le processus de concurrence est marqué par une phase d’imitation laquelle suit une phase de « différentiation 296  » au cours de laquelle les individus cherchent à se démarquer de leurs concurrents.

La concurrence fonctionne ainsi par adaptation et ajustement aux changements dans les données. Elle permet aux individus de prendre connaissance des informations et donc les incite à modifier leurs plans. En effet, selon lui, la concurrence ‘« est un processus qui implique un changement continu dans les données et dont la signification est par conséquent complètement ignorée par toute théorie qui considère ces données comme constantes »’ (1946, p. 106).

En ce sens, Hayek souligne que la concurrence permet de dévoiler, au travers de l’information transmise par les prix, l’existence d’opportunités qui n’ont pas encore été exploitées. La concurrence est ainsi selon Hayek (1968b, p. 181) ‘« une méthode de découverte des faits particuliers appropriés pour atteindre des objectifs spécifiques et temporaires »’. Bien qu’Hayek (1968b, p. 188) ne mentionne jamais explicitement l’entrepreneur, il semble évident que c’est à lui qu’il pense lorsqu’il écrit par exemple que la concurrence est : ‘« un processus d’exploration au sein duquel les prospecteurs [prospectors] cherchent des opportunités inutilisées qui, une fois découvertes, peuvent aussi être utilisées par les autres »’. Il n’y a pas ainsi chez Hayek de traitement approfondi des formes prises par l’action de l’entrepreneur. Hayek ne mentionne pas en quoi consiste concrètement l’activité de l’entrepreneur. L’entrepreneur est celui qui découvre l’information nécessaire à la prise de décision. Le résultat obtenu, c’est-à-dire le profit est ainsi en partie le fruit du hasard et en partie le résultat de « l’habileté des individus » selon Hayek (1976b, p. 139). Il est le fruit du hasard dans la mesure où l’individu ne peut être certain de la réaction des autres participants au marché. Il ne peut être sûr que ceux-ci interprètent correctement cette information. La possibilité de commettre une erreur de jugement jette un doute sur l’issue de toute décision.

Dès lors, les profits ainsi réalisés ne peuvent être considérés comme « injustes » puisque ce sont ‘« des stimulants qui guident généralement les gens vers un succès »’ (Hayek 1976b, p. 141). Certains verront certes leurs espoirs déçus, mais uniquement parce que leurs plans d’action n’étaient pas les plus adaptés. En effet, comme Hayek (1976b, p. 141) le souligne, ‘« c’est l’une des tâches principales de la concurrence que de montrer, parmi tous les plans d’entrepreneur, quels sont ceux à écarter »’. Le profit n’est ainsi que le résultat obtenu pour avoir permis de satisfaire au mieux les autres participants au marché. En outre, le profit appartient à l’essence même du mécanisme de la concurrence puisque, ainsi que l’écrit Hayek (1976b, p. 140), à travers lui, ‘« chacun est conduit, par le gain qui lui est visible, à servir les besoins qui lui sont invisibles ; et pour ce faire, conduit à tirer parti des circonstances particulières dont il ne sait rien mais qui le mettent à même de satisfaire ces besoins au moindre coût possible »’.

Aussi, un tel système ne peut-il fonctionner que dans la mesure où ‘« les participants sont libres, en ce sens que rien ne les empêche d’employer ce qu’ils savent par eux-mêmes, pour des buts choisis par eux-mêmes »’ (1976b, p. 144). La liberté d’entreprise est donc inséparable du bon fonctionnement de la concurrence selon Hayek (1968b, p. 189).

Notes
295.

Notons qu’Hayek (1979b, p. 221, n. 3) se dit s’accorder en particulier avec Kirzner (1973) sur ce point.

296.

Notre expression. Cette idée est implicite chez Hayek. Ce dernier ne fait que pressentir ce que les économistes de la génération suivante de la tradition autrichienne étudieront dans le cadre de la théorie du processus de marché. Kirzner (1973 et 1979) et Lachmann (1986) montreront en effet que le processus de marché se caractérise par une phase de découverte de l’information, une phase de mise en application de cette nouvelle information et enfin une phase d’imitation. Nous renvoyons le lecteur à la Partie 3 de ce travail pour plus de détails.