2.2.3. Entrepreneur et calcul économique : la spécificité de la fonction entrepreneuriale

C’est dans Human action et ses autres écrits consacrés à l’analyse méthodologique et épistémologique 307 que l’on trouve la première et peut être la plus longue description de la nature et du rôle de l’entrepreneur même si certains, comme Kirzner (2001a, p. 63), considèrent que les développements les plus importants se trouvent plutôt dans Mises (1951). Le comportement de l’entrepreneur est ainsi introduit aux côtés du calcul économique déjà explicité dans les années 1920. Plus qu’un type de comportement, Mises considère que l’entrepreneur est une fonction économique au même titre que peut l’être le capitaliste, le « directeur [manager] » ou le travailleur. Ainsi, « l’homme vivant et agissant combine nécessairement diverses fonctions », selon Mises (1949b, p. 266). Un même individu peut exercer en même temps les fonctions de consommateur, de capitaliste et d’entrepreneur. La tâche de l’économie est alors d’analyser les différentes fonctions et catégories catallactiques. 

La fonction entrepreneuriale est considérée comme étant indépendante de l’existence de toute qualité ou caractéristique psychologique, historique ou institutionnelle. La fonction entrepreneuriale ne correspond pas à la maximisation d’un facteur ou d’une compétence ou capacité particulière. Aussi Mises (1949b, p. 267) peut-il affirmer que ‘« le terme d’entrepreneur tel que l’emploie la théorie catallactique signifie : l’homme qui agit, vu exclusivement sous l’angle du caractère aléatoire inhérent à toute action »’. La fonction entrepreneuriale peut être exercée par tout individu. Le consommateur, le travailleur, le « directeur [manager] » ou le capitaliste peuvent exercer à un moment une fonction entrepreneuriale, sans que cette dernière ne se confonde avec leurs autres fonctions économiques.

La fonction entrepreneuriale est mise en évidence par l’emploi du modèle imaginaire de l’« économie en régime constant [Evenly rotating economy] » 308 . Le modèle de « l’économie en régime constant » est définit par Mises (1949b, p. 261) comme « un système fictif dans lequel les prix de marché de tous les biens et services coïncident avec leur prix final ». L’« économie en régime constant » se caractérise par le fait que toute variation est par nature éliminée. Le changement et le temps en sont donc absents. Cette construction est mise en contraste avec le fonctionnement du marché qui est lui marqué par l’exercice de la dynamique temporelle. Le changement étant éliminé de la construction d’une « économie en régime constant », l’entrepreneur qui est défini comme le moteur du changement disparaît à son tour (Mises 1949b, p. 262).

Dès lors, deux éléments importants sont mis en évidence : le fait que l’économie est un processus dynamique et non un simple état des choses et le rôle clef de l’entrepreneur dans ce processus. Mises refuse de considérer comme stable une situation dans laquelle l’entrepreneur est absent. Il se rapproche d’ailleurs sur ce point de la position adoptée par Hayek et s’oppose aux économistes de tradition walraso-paretienne 309 auxquels lui et Hayek sont confrontés dans le cadre du débat sur le calcul économique rationnel en régime socialiste. La fiction de l’« économie en régime constant » n’est pour Mises qu’un simple outil : « elle n’est pas la description d’un état de choses possibles ou réalisables » assure-t-il (1949b, pp. 262-263). Cette fiction « est une notion limitative » où l’action n’existe plus. Elle est cependant utile pour Mises (1949b, p. 264) car elle constitue une « tendance prépondérante dans toute action » qui « ne peut jamais atteindre son but dans un monde qui n’est ni parfaitement rigide, ni immuable ». Si l’« économie en régime constant » ne peut jamais exister, elle reste une tendance toujours présente sans cesse remise en cause par le changement, c’est-à-dire par l’action des hommes. Qu’on l’appelle « économie en régime constant » comme Mises, « équilibre » ou « état statique » cette situation caractérisée par un profit nul et l’absence de changement reste le point de référence de l’analyse économique. Mises ne se distingue pas des économistes de tradition walraso-paretienne sur ce point. Il s’en sépare cependant puisque son étude porte sur la manière dont une telle situation est remise en cause. Mises (1951, p. 20) n’hésite pas en effet à blâmer l’« économiste mathématicien » qu’il accuse d’être « tellement aveuglé par ses préjugés épistémologiques qu’il ne parvient pas à voir quelles sont les tâches de l’économie ».

Selon Mises (1949b, p. 346), l’entrepreneur a un rôle moteur dans le processus de marché et n’a de rôle qu’au sein d’un système tel que celui-ci. L’action n’a de place que dans un environnement incertain, où l’homme n’a de cesse de tendre à la suppression de son insatisfaction. L’action n’a pas sa place dans un système « stable » puisque, par définition, les individus ne font que reproduire à l’identique les modèles passés de comportement sous la forme de réflexes et de routines.

Dès lors, l’entrepreneur se définit comme étant capable d’apprécier quels sont les changements qui sont intervenus et dans quelle mesure ils peuvent se répercuter sur ses décisions. Son action consiste à tirer profit du changement, et plus explicitement des différences de prix qui en résultent. La fonction entrepreneuriale comprend ainsi une part d’arbitrage. Les entrepreneurs ‘« achètent aux endroits et aux moments où ils estiment que les prix sont trop bas, et ils vendent aux endroits et aux moments où ils estiment que les prix sont trop hauts (…) »’ (1949b, p. 347). L’entrepreneur arbitre non seulement entre différents endroits du marché, mais à différents moments du temps. Pour Mises (1949b, p. 307), sa fonction comprend une part de spéculation : ‘« l’entrepreneur est toujours un spéculateur. Il envisage d’agir en fonction de situations futures et incertaines. Son succès ou son échec dépendent de l’exactitude de sa prévision d’événements incertains »’. Les individus ne possèdent pas une connaissance parfaite de leur environnement 310 et sont donc contraints d’évaluer la situation dans laquelle ils se trouvent.

En ce sens, toute action implique toujours une évaluation. En effet, l’action, parce qu’elle vise à un changement dans la situation de l’individu, s’inscrit dans le temps. Elle vise à un résultat particulier dans le futur. Or, le futur étant par nature incertain, le résultat de cette action est lui-même incertain. L’homme ignore donc quel sera le résultat de son action. Toute action est donc toujours une spéculation sur le futur. L’individu agissant se trouve constamment dans l’ignorance et il peut au mieux probabiliser et évaluer le résultat de son action. Dès lors, Mises (1949b, p. 364) peut-il assurer que ‘« la comptabilisation des coûts et le calcul de la signification économique de projets industriels ou commerciaux à l’étude ne sont pas simplement un problème mathématique que puissent résoudre tous ceux qui sont familiers avec les règles élémentaires de l’arithmétique (…). Ce sont des pronostics aléatoires sur certaines situations futures, et ces spéculations dépendent de la qualité des intuitions de l’entrepreneur quant à la configuration à venir du marché »’. L’action de l’entrepreneur se fonde sur un calcul, mais aussi sur une évaluation. Il peut certes se reposer sur l’expérience passée pour fonder son calcul et son évaluation, mais il fait aussi appel à sa « faculté d’interprétation » (1949b, p. 355), son « intuition » (1949b, p. 364). Ainsi, même le simple calcul économique dont Mises s’est attaché à montrer l’importance dans le fonctionnement de l’économie de marché repose sur un jugement et des opinions : ‘« les éléments essentiels du calcul économique sont des pronostics spéculatifs sur des configurations futures »’ (1949b, pp. 367-368). Les facteurs de production, comme le volume des capitaux, sont affectés entre les diverses branches de la production en fonction des prévisions faites par les entrepreneurs : ‘« les prix des facteurs de production sont déterminés exclusivement par la prévision des prix futurs des produits »’ (1949b, p. 355).

Aucune certitude n’existant concernant le devenir d’une action, l’homme apparaît toujours comme le joueur de sa propre vie. Pour Mises (1949b, p. 119), ‘« il y a un élément de jeu de hasard dans la vie humaine (…). En face des possibles événements naturels qu’il ne peut dominer, l’homme est toujours dans la position d’un joueur »’. Les éléments du hasard ne sont autres que les incertitudes qui entourent le résultat futur de son action ainsi que les actions des autres individus qu’il ne peut que supposer. En agissant, l’homme joue et peut ainsi soit améliorer sa situation, si son action est couronnée de succès, autrement dit si ses anticipations se révèlent justes dans le futur, soit voir sa situation rester stable ou plus vraisemblablement se détériorer, s’il commet une erreur d’anticipation. Mises (1949b, p. 119) écrit d’ailleurs : ‘« toute action est spéculation. Il n’y a dans le cours des événements humains aucune stabilité et donc aucune sûreté »’.

L’entrepreneur tire sa rémunération et sa raison d’être de l’incertitude. La spéculation caractérise l’action de l’entrepreneur. Aussi Mises (1949b, p. 346) peut-il affirmer : ‘« la force motrice du processus de marché n’est fournie ni par les consommateurs ni par les détenteurs des moyens de production – terre, biens de production et travail – mais par les entrepreneurs qui cherchent à innover et à spéculer »’.

Dès lors que l’on admet que l’action entrepreneuriale est spéculative, on est contraint d’accepter l’existence d’erreurs : les entrepreneurs « ne sont pas infaillibles et parfois font des fautes ». La position qu’occupe l’entrepreneur dépend de sa capacité à anticiper correctement le futur. Mises (1951, p. 4) postule cependant que les entrepreneurs sont « moins sujets à l’erreur et font moins de fautes que les autres gens ». Dès lors, Mises ne met pas suffisamment en valeur le rôle de l’erreur entrepreneuriale.

Mises (1949b, p. 347) semble croire en l’existence d’une ‘« tendance à l’égalisation des prix pour les biens similaires dans toutes les subdivisions du marché, compte tenu des coûts de transport et du temps absorbé pendant le transport »’, tendance qui résulte de l’action entrepreneuriale. Selon lui, bien que l’équilibre ne puisse jamais être atteint puisqu’il n’est qu’une construction imaginaire, les entrepreneurs par leurs actions permettent de se rapprocher de cet état de choses. Parce que la source de l’action entrepreneuriale réside dans les différences de prix présentes et futures, nous sommes amenés à supposer que ‘« les efforts des entrepreneurs auraient pour résultat final l’apparition d’une économie en rythme constant si aucun changement dans les données ne survenait »’ (Mises 1949b, p. 347).

Notes
307.

Nous faisons référence ici à Mises (1933 et 1957).

308.

Mises (1949b, pp. 258-265) distingue le modèle imaginaire du « régime constant de l’économie » de l’« état de repos de l’économie ». Le premier ne peut jamais être atteint à aucun moment et exclut toute possibilité de changement. Le second peut être atteint à un moment donné, mais ne peut constituer une situation stable dans la mesure où il intègre le changement, ce qui met fin à son existence. En ce sens, il est difficile de clarifier la relation entre l’« économie en régime constant » de Mises et « le circuit économique » de Schumpeter. Les deux représentations se ressemblent dans la mesure où le changement et l’action entrepreneuriale en sont exclus par définition. Mais elles se séparent dans la mesure où Mises considère que l’« économie en régime constant » ne sera jamais atteinte.

309.

Mises (1949b, pp. 368-375 et 1951, p. 20) emploie plutôt l’expression d’« économistes mathématiciens » [mathematical economists]. Mises se réfère ainsi explicitement à The Theory and Measurement of Demand d’H. Schultz (1938) et, concernant le débat sur le calcul économique au sein d’une économie socialiste, à la contribution de Schumpeter (1942). Nous préférons parler quant à nous de tradition walraso-paretienne dans la mesure où les auteurs auxquels s’opposent Mises et Hayek au cours du débat sur le calcul économique en régime socialiste peuvent être classés dans cette catégorie.

310.

Bien que Mises ne cite aucun économiste ou aucune théorie en particulier, sa critique fait écho à celle développée par Hayek concernant l’existence d’« une connaissance circonstancielle de temps et de lieu » qui ne peut être transmise et est dispersée entre les individus. Nous renvoyons le lecteur à notre exposé de la critique faite par Hayek de l’hypothèse d’information parfaite.