3.2.1. La « Grande Société »

C’est dans l’article « What is ‘social’ ? - What does it means ? » 327 alors qu’il tente de démêler la signification du terme « social », qu’Hayek nous livre sa conception de la société. Il s’attache en effet dans cet article à l’origine étymologique du terme « social » et à son évolution. Il remarque ainsi que ce terme renvoyait, il y a de cela plus de deux cent ans, à un « ordre des relations humaines qui s’est développé spontanément de manière distincte de l’organisation délibérée de l’État » (1957, p. 241). Aussi, distingue-t-il la « Société » ou « Grande Société », de la « communauté » 328 . La première se définie comme l’ordre produit de manière spontanée à partir des relations des hommes entre eux. À l’opposé, l’« organisation » et la « communauté » renvoient selon lui à un ordre imposé aux individus. Hayek reprend d’ailleurs cette distinction pour opposer la « tribu » 329 , qui est le « résultat le plus ancien » de l’évolution culturelle et l’« ordre étendu », ou « Grande Société » qui est l’ordre vers lequel Hayek pense que nous devons tendre.

La société dans laquelle nous vivons correspond à un type particulier d’institution qu’Hayek nomme, « ordre spontané ». Celui-ci se caractérise par le fait qu’il repose sur des règles abstraites qui permettent aux nombreux individus qui le composent de vivre et de décider sur la base de la connaissance qu’ils possèdent.

La « Grande Société » est en outre un ordre « complexe » composé d’une multitude d’autres « sous-ordres spontanés » et d’« organisations ». Il n’y a pas un seul ordre spontané. Au contraire, de nombreuses organisations et autres ordres spontanés coexistent dans l’« ordre étendu » 330 . Le fait que l’ordre étendu appartienne à la catégorie des ordres spontanés n'implique pas que les organisations n’aient aucun rôle à jouer. Au contraire, la société est composée de nombreuses organisations parmi lesquelles la plus importante est le gouvernement, défini comme l'organisation permettant la gestion et la protection de l'ordre spontané. Par conséquent, ce « macro-ordre » spontané se compose non seulement des relations que les hommes lient entre eux, mais aussi du fruit de ces relations, à savoir les organisations, et des autres associations formelles que les hommes ont pu constituer. Hayek (1988b, p. 53) écrit en effet : ‘« les composantes du maro-ordre spontané sont les différentes dispositions économiques prises par les individus ainsi que les dispositions économiques reposant sur l'organisation délibérée »’ 331 .

Dès lors, lorsque la société évolue, ses composantes évoluent en même temps. Les relations entre les hommes se complexifiant, la division du travail s’étend obligeant les hommes à se regrouper au sein d’« entreprises ». De même, les individus qui considèrent partager des buts communs, des valeurs communes, se rassemblent et forment un nombre croissant d’organisations telles que « les associations, ou les corps administratifs » (1988b, p. 53). Selon Hayek ce type d’organisation doit conserver une taille limitée et surtout être fondé sur une réelle volonté d’association et non sur une obligation contractuelle. La question de la taille optimale de la firme est ainsi évoquée par Hayek (1979b, p. 92). Il considère toutefois qu’‘« il ne peut y avoir de règle générale concernant la taille souhaitable, puisqu’elle dépendra des circonstances économiques et technologiques momentanées, toujours mouvantes »’. Comme en ce qui concerne le monopole, la question de la taille d’une entreprise doit être laissée à l’appréciation du marché. Aucune instance ne doit bénéficier d’un pouvoir discrétionnaire et arbitraire lui permettant d’imposer de telles limites.

Du fait de la nature dispersée et localisée de la connaissance, il faut laisser les règles abstraites constitutives de l’ordre spontané dicter les limites de l’action individuelle. Elles seules permettent une croissance harmonieuse de la société. La création de règles ayant des visées particulières ne peut améliorer le fonctionnement de l’ordre spontané. Dès lors, s’il est avantageux d’ajouter des règles générales afin d’améliorer le fonctionnement des organisations, il n’est pas avantageux d’ajouter des commandements spéciaux aux règles générales de l’ordre spontané. Hayek (1973b, p. 60) souligne notamment : ‘« bien que nous puissions entreprendre d’améliorer un ordre spontané en révisant les règles générales sur lesquelles cet ordre repose, et si nous pouvons aider à son résultat par l’effort des diverses organisations, nous ne pouvons pas améliorer les résultats par des commandements spéciaux qui empêchent ses membres d’utiliser leurs connaissances selon leurs propres intentions »’. Pour cette raison, les organisations n’ont d’existence qu’à l’intérieur d’un ordre spontané plus large, et non en tant qu’entités indépendantes 332 .

Notes
327.

Un traduction serait « Qu’est ce qui est « social » ? Qu’est ce que cela signifie ? ». Nous ferons référence par la suite à cet article comme Hayek (1957).

328.

Cette distinction évoque celle de Tönnies. Notons qu’Hayek ne fait cependant aucune référence à cet auteur dans son article.

329.

Hayek (1988b, p. 45) semble identifier la tribu à la « petite bande », « la troupe » ou « la famille », c’est à dire une petite communauté « de descendance commune » et ayant « des pratiques en commun avec d’autres groupes et individus avec lesquels ils n’avaient pas nécessairement de relations proches ».

330.

De même, Hayek (1988b, p. 53) explique qu’au sein du « macro-ordre » ou « ordre étendu », que constitue la société il existe des « micro-ordres ». Notons que cette idée a été développée par M. Polanyi dès 1941. M. Polanyi distingue ainsi de manière similaire d’une part les « ordres polycentriques », issus des mouvements libres des individus et les « ordres monocentriques », nés de l’organisation imposée par une autorité hiérarchique. On trouve également la même distinction au sein de la cybernétique et de la théorie des systèmes. Toutefois, la question de savoir quels sont les liens de parenté entre tous ces concepts est loin d’être résolue comme le note P. Némo dans l’introduction qu’il fit à la traduction française de M. Polanyi (1951, p. 13).

331.

Termes soulignés par l’auteur.

332.

Hayek insiste en outre sur le fait que l’organisation doit être le fruit d’un projet mûrement réfléchi et décidé. L’individu doit être conscient du fait qu’il adhère à une organisation et qu’en ce sens il réduit volontairement l’étendue de ses choix.